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Combien de personnes ont participé au CEP ? Les synthèses de l’État-major ne correspondent pas exactement aux données de la DIRCEN, mais en croisant les sources on peut reconstituer assez précisément les effectifs employés par le CEP, militaires et civils.
Les premiers constructeurs du CEP sont militaires. Deux régiments sont concernés : la Légion participe à la constitution du 5e RMP (régiment mixte du Pacifique) avec des éléments du Génie. De l’été 1963 à l’été 1965, la « bonne à tout faire du CEP » défriche, terrasse, monte des préfabriqués, construit routes et pistes, « rectifie » les cours d’eau etc. que ce soit à Tahiti, à Moruroa ou Hao [1]. L’arrivée de légionnaires, souvent d’anciens soldats allemands, inquiète l’opinion en Polynésie : le 20 juin 1963 les conseillers l’Assemblée dénoncent la venue « de SS et de tueurs à gage » [2]. Le 1er commandant du CEP constate « une indiscipline intellectuelle totale vis-à-vis d’un Commandement Marine tacitement refusé »[3]. L’autre régiment, le 115e CMGA (Compagnie de marche du génie de l’Air), est constitué de 200 hommes à partir de trois régiments (Toul, Compiègne et Toulouse) avec « un certain appoint de Polynésiens »[4]. Ces militaires construisent deux pistes à Moruroa en 1964 : une petite, provisoire et une plus grande – encore en service à ce jour. Ils viabilisent ensuite la zone vie construite à côté du village d’Otepa, à Hao et y construisent une piste d’aviation avant de se consacrer aux infrastructures de Fangataufa.
Puis de nouveaux personnels arrivent. Le premier commandant du CEP les estime de 2e choix (« inutile ailleurs en raison de sa qualité ») » [5]. Le général Thiry admet : « Pour réduire la quantité, il faut améliorer la qualité. Le CEP n’est pas une garnison ordinaire comme Charleville ou Romorantin, il me faut une élite »[6]. La mise en cause de la compétence du personnel va se déplacer ensuite en direction des Polynésiens, sur fond d’inflation continue des effectifs jusqu’à la première campagne comprise, ce dont Thiry doit se justifier.
Des militaires plus nombreux que prévus, à Tahiti et Hao
Des effectifs militaires culminant à 12 500 en juin 1966
Le personnel militaire est divisé administrativement en permanents (« éléments organiques »), « renforts temporaires » (construction ou aménagement des sites) et « renforts opérationnels » (pendant les campagnes d’essais). Géographiquement, ils se répartissent entre Tahiti, Hao, Moruroa & Fangataufa et les postes périphériques.
En janvier 1964, au début du chantier, le CEP mobilise 2 410 militaires, dont les 2/3 sont affectés à Tahiti (68,5%). Les autorités civiles redoutent une concentration de l’activité dans la base arrière. Le projet directeur du CEP soumis le 15 février 1964 aux ministères concernés admet la commodité de Tahiti tout en alertant : « pour des raisons d’ordre politique, économique et logistique, il faut éviter d’y réunir des effectifs massifs qui bouleverseraient la vie de l’île » [7]. En juin 1964, l’emploi de civils porte les effectifs liés au CEP à 2 785. Messmer développe une marotte : transférer autant que possible activités et personnels militaires de Tahiti à Hao. Or à cette date, le CEP emploie déjà 227 hommes dans l’atoll, soit autant que d’habitants[8].
Le chantier est toujours plus consommateur d’hommes. De janvier à octobre 1965, les effectifs globaux sont multipliés par trois : de 2 956 militaires (2001 permanents, 955 constructeurs) à 9 000 hommes si l’on ajoute les personnels civils employés par les Armées puis par le CEA. On prévoit pourtant encore, à cette date, de culminer à moins de 5 000 militaires permanents fin 1966 :
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Mais avec les renforts opérationnels, on atteint le double. Le 30 juin 1966, à la veille du premier tir, le CEP emploie 12 531 militaires (2 708 Terre, 8 720 Marine dont la force Alpha et 1 103 Air) [10] :
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Évolution des effectifs militaires CEP de juin 1964 à juin 1966 [11]En septembre 1966, les Armées soumettent à la Commission chargée de réduire les coûts du CEP la distribution des 12 427 militaires employés. La marine pèse le plus lourd, du fait de la navalisation d’une partie du personnel :
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Devant Ailleret, qui installe la Commission voulue par Messmer, Thiry fait amende honorable tout en invoquant le précédent saharien : « quand on définit des effectifs, vous le savez mon Général, ces effectifs, il faut ensuite les soutenir pour des choses subalternes : les nourrir, les loger, les entretenir, etc. On tombe dans ce fameux phénomène de la série convergente que vous avez bien vu à Reggane. La série a effectivement convergé et on arrive au-dessus du plafond que nous espérions. Il y a un problème » [12]. Au Conseil de Défense du 14 novembre 1966 qui revient sur la première campagne, Pompidou réclame la réduction des effectifs[13]. Ils se tassent lentement. Fin 1967, le CEP emploie encore 9 244 militaires et 3 300 civils dont 1 830 Polynésiens. Fin 1971, le CEP emploie 5 971 militaires permanents dont 1 790 appelés.
Des militaires presqu’exclusivement masculins et majoritairement européens
En 1966, parmi les 7 004 militaires « organiques », le CEP compte 76 femmes, soit à peine plus de 1% des effectifs. Avec les 5 575 renforts (essentiellement les 5 393 marins du groupe Alpha), la 1e campagne mobilise en juillet quelque 12 500 militaires presque tous masculins créant une emprise foncière imprévue et un malaise reconnu par Thiry : « Un sentiment “anti-popa” [sic] s’introduit dans les esprits pour des raisons diverses dont la moindre n’est sans doute pas l’excès de la demande masculine par apport à l’offre féminine » [14].
Effectifs militaires au 31 décembre 1966 [15]
Le poids des militaire est particulièrement important sur les atolls, notamment à Hao, qui fait office de base avancée de Hao :
Total de effectifs pendant la 1e campagne de tirs, au 30 juillet 1966 [16]
À Tureia, les installations permettent de loger 90 personnes, soit plus que la population locale. En 1971 l’hébergement est porté à 109 lits.
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Des civils polynésiens pour des raisons techniques et politiques
Le général Thiry considère dès 1962 l’enjeu politiques de l’emploi de Polynésiens pour éviter une « juxtaposition », afin que le CEP accompagne la modernisation d’une société polynésienne qui lui semble disposée à s’insérer dans une économie mondialisée.
Une volonté politique balancée par la crainte de migrations durables
Thiry intègre l’emploi local aux appels d’offres des entreprises privées. Un article stipule que l’entrepreneur « devra employer au maximum la main d’œuvre locale », un alinéa prévoyant qu’il « n’introduira de main d’œuvre extérieure autre que métropolitaine qu’après autorisation expresse du Chef du Territoire » [17]. En 1962, sur 84 500 habitants, la Polynésie compte une population active de 28 000 travailleurs dont 11 000 salariés seulement – à rapporter aux 7 250 travailleurs de 1960[18]. Outre l’emploi dans les mines de Makatea qui génère des flux entre les archipels, le tournage des Révoltés du Bounty a vu la MGM développer le salariat à l’échelle de Tahiti. En janvier 1964, l’estimation des disponibilités de la main d’œuvre locale oscille entre 800 et 2 500.
Pour Thiry, utiliser la main d’œuvre locale est plus simple et moins onéreux que d’importer des civils, mais reste plus cher que l’emploi militaire : « ma tendance est naturellement de taper le plus possible sur les moyens militaires puisque c’est le Titre III des Armées qui est en cause, alors que si je prends une solution civile, plus chère d’ailleurs, mon budget en est plus frappé » [19]. « Si j’embauche des Polynésiens, j’envoie la facture totale. Si j’ai des 2eme classe, je n’envoie qu’une partie de la facture ». Vedel, qui inspecte le CEP en 1966 note dans son carnet : « Il faudra sans doute forcer la main du CEP qui préfère main d’œuvre militaire » – aux civils polynésiens[20]. « Certes, il y aura des syndicats et sensibilité à la grève », mais cette perspective n’empêche pas de viser une association souhaitable pour des raisons politiques, mais aussi financières : le CEP ne paie pas les militaires pris aux différentes armées, mais ils n’émargent pas moins au budget global de la nation…
La DirCEN vise les habitants des archipels. Fin 1965 Thiry espère « la libération des 600 travailleurs des phosphates [à Makatea ] qui, le gisement s’épuisant, devrait intervenir dès 1967 » [21]. Vedel s’en réjouit en octobre 1966 : la « main d’œuvre des phosphates devient disponible ». Mais pour éviter le phénomène de concentration de population dû à des migrations définitives le gouverneur Grimald veut des contrats courts : 2 mois pour les Australes, 3 mois pour les Marquises. En 1965 il accepte « 3 mois et exceptionnellement 4 mois pour ceux des Iles Marquises »[22]. Les habitants des archipels sont employés de préférence dans les sites. À Tahiti « en principe seuls sont embauchés des travailleurs locaux ». Les habitants des ISLV sont en revanche massivement ciblés. L’administration compte 100 départs des ISLV vers les sites en novembre 1964, déjà 500 en février 1965, 1 000 en mai 1965, 2 000 en janvier 1966 et 2 500 en juillet 1966[23].
Un argument pour promouvoir le CEP localement
En mars 1963, Grimald explique aux élus polynésiens que « la main d’œuvre locale » sera utilisée pour « la réalisation des travaux d’infrastructures initiaux » puis pour le fonctionnement du CEP qui doit employer des « ouvriers spécialisés et qualifiés, personnel de bureau et de maison etc, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives d’emploi à la jeunesse polynésienne » et participer « à la formation professionnelle » [24]. Le gouverneur crée un service de Liaison et de Coordination pour se concerter avec le CEP. À Paris, Messmer encourage l’emploi local. Le Cema Ailleret relaie le souhait de son ministre, à la première réunion de la Commission du CEP, le 21 juillet 1966, de « diminuer les effectifs militaires pour le soutien, en faisant appel, dans toute la mesure du possible, à la population locale » tout en admettant : « dont on ne voit pas bien la capacité de travail »[25].
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C’est une autre affaire au niveau opérationnel. Thiry rechigne à l’emploi local. Alors qu’en termes de « puissance de travail » il confère une « cote 2 » aux légionnaires, une « cote 1 aux conscrits, sapeurs du contingent » il n’attribue qu’une « cote ½ aux Polynésiens, compte tenu du transport, des allées et venues » [26]. Cela n’empêche par l’amiral Lorain, son adjoint et GOEN, d’intégrer le mot d’ordre politique. Il explique à l’amiral Vedel, venu inspecter les sites au terme de la première campagne : « Le CEP doit s’appuyer sur la main d’œuvre et le peuple ».
Mais entre les militaires et l’administration civile se glisse un autre acteur : le privé. Noël Frogier, recruteur pour la société des phosphates de Makatea reçoit du CEA la même mission : employer des Polynésiens acculturés au salariat. Il met en place des procédures de sélections pour recruter un personnel voué à des conditions de travail difficiles. Il ouvre un bureau à Papeete, se rend dans les atolls où il est connu [27].
La main d’œuvre locale s’avère insuffisante
L’emploi local ne suffit pas aux besoins du CEP qui assèche les ressources humaines. En avril 1964, le CEP emploie 3 200 manœuvres polynésiens, conduisant « à un ralentissement, quand ce n’est pas à un arrêt total des travaux confiés aux entreprises locales » [28]. Le CEA déplore un « très faible pourcentage de réembauchage »[29]. Le personnel se plaint « des conditions d’hygiène et de confort offertes par la SGTE »[30] (les sanitaires font défaut), et de la lourdeur des horaires : la « durée normale du travail » est de 44h à Papeete et 54h sur les sites. En 1965, un rapport du Sénat explique les défections par des conditions inégales entre employés locaux et métropolitains : « Des défections ont eu lieu [faute d’une] vie décente offerte aux Polynésiens qui ont préféré retourner dans leurs îles ».
À l’été 1965, le gouverneur estime que 3 500 Polynésiens travaillent à Hao et Moruroa, [31]. En novembre 1965, Thiry les évalue à 3 150 dont plus de la moitié via des entreprises. Il prévoit de passer de 300 à 1 500 travailleurs polynésiens employés par les armées[32]. À cette date, le commandant du CEP évalue les effectifs à 7 000 salariés polynésiens, tous employeurs et sites confondus, bien au-delà des prévisions. Certaines entreprises privées recourent majoritairement à des Polynésiens : Dumez en emploie 925, soit 65% de ses effectifs sur place[33] :
* maîtrise = chefs d’équipe
Les parenthèses indiquent la main d’œuvre dite improductive (faute de cadres disponibles)
Répartition des effectifs de l’entreprise Dumez-Citra au 31 août 1965 [34]
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Les données sont contradictoires : fin 1965 une note militaire compte 3 550 travailleurs polynésiens pour le CEP au détriment de l’agriculture qui aurait perdu 2 500 travailleurs, et « 445 ouvriers étrangers qu’il a fallu faire venir ». « Plus du tiers des hommes a quitté l’agriculture pour le CEP et la proportion monte à plus de 2/3 en ce qui concerne les hommes jeunes » [35]. Grimald redoute l’exode rural et Thiry explique à Paris qu’il doit « penser aux activités traditionnelles » : « le Gouverneur nous a demandé de ne pas prendre toute la main d’œuvre »[36].
Les salariés polynésiens jouent de la demande et tentent de faire valoir leur préférence : le CEA plutôt que les Armées et les entreprises ; Hao, son village d’Otepa et ses vahine, plutôt que Moruroa, purement masculin. Les entreprises locales, qui font travailler leurs salariés 60h par semaine pour compenser leurs difficultés de recrutement, se plaignent que « le personnel demande sans cesse des augmentations de salaires » [37].
Après le chantier, les effectifs polynésiens au CEP se stabilisent autour de 2 500. En 1966, Thiry considère qu’il se rapproche du plafond « étant donné qu’il y a 3 000 Polynésiens sur le marché du travail en comptant les moins bons, ceux qui ne voient pas clair » [38]. En 1967 ils sont 2 432 (1 830 embauchés locaux et 602 ouvriers réglementés)[39]. En 1974, dernière année de campagne atmosphérique, le CEP emploie 2 580 Polynésiens, dont 1 787 aux armées et 793 au CEA[40]. À cette date, le CEA embauche pour le passage aux essais souterrains une centaine de Polynésiens pour les travaux de forage des puits, avant d’encourager leurs départs.
Au final, selon les évaluations du DSCEN, ce sont 10 à 12 000 Polynésiens qui ont travaillé au CEP, depuis le chantier jusqu’à la dernière campagne et environ 100 000 Européens.
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Des emplois peu qualifiés où les Polynésiens sont mis en concurrence entre eux et avec des Portugais
Le regard européen sur la main d’œuvre locale, péjoratif mais dynamique
Pendant le chantier, Thiry juge sévèrement le niveau de formation des Polynésiens : « La scolarisation des jeunes est presque totale jusqu’au niveau primaire, très faible ensuite ». Mais il considère que « la formation professionnelle acquise “sur le tas” » constitue un premier socle, amendable par la mise en place d’une « instruction technique » [41]. Les cadres du CEP font une anthropologie sauvage qui montre leurs propres représentations : « Les Polynésiens et Polynésiennes forment une population intelligente et attachante. […] La race, réformée par d’heureux mélanges européens ou asiatiques, est physiquement assez forte, mais le climat, une longue tradition, le rendent volontiers indolente »[42]. Le général Crépin, paternaliste : les Polynésiens ont « des qualités et des faiblesses physiques différentes de celles des Européens, d’une aptitude naturelle remarquable à tout ce qui se rapproche de la pêche maritime, mais fantaisiste et irrégulière dans le travail, quittant facilement son emploi sans raison apparente ». Lorain, devant Vedel, essentialise sans retenue : « Le Tahitien est doué mais ne veut pas travailler ».
En matière de rendement, les militaires s’adonnent à de savants calculs, suivant une approche positiviste du management. Thiry estime en 1965 « qu’un travailleur polynésien, au niveau du manœuvre et des petites spécialités, a un rendement deux fois plus faible qu’un travailleur européenne effectuant un court séjour en Polynésie (un an ou deux au maximum) » [43]. Un officier du CEP va plus loin dans cette apparence de scientificité en évaluant, suivant un indice 100 correspondant au sapeur du 5e RMP, le légionnaire à 125% et le Tahitien à 60%[44]. En septembre 1966, le général Crépin demande une étude comparant le coût « d’un engagé, d’un appelé métropolitain, d’un appelé polynésien, d’un ouvrier polynésien en fonction de la durée de séjour des premiers »[45].
Ces représentations évoluent selon les types d’emploi. Par-delà les emplois de manœuvres, de courte durée, pendant le chantier, de nouveaux postes apparaissent offrant la possibilité de carrières longues. Le Service des Travaux Maritimes emploie par exemple des plongeurs sur les sites, des dactylos dans ses bureaux de Papeete, un aide-comptable, 2 pointeurs, un chauffeur, 2 mécaniciens, une femme de ménage, un magasinier, un cuisinier… pour un seul manœuvre. Le salaire de ce dernier est deux fois inférieur à celui des plongeurs.
La reconnaissance des qualités maritimes des Polynésiens se manifeste lors de l’élargissement de la passe de Fangataufa « dans des conditions de vie très difficiles pour les ouvriers polynésiens qui font merveille au milieu des brisants et des requins » [46]. « Le Polynésien est excellent marin » admet Thiry : « Baleinières, goélettes, petits cargos, LCR etc… peuvent être entièrement armés en personnels polynésiens »[47]. Crépin admet une dynamique et réintègre les Tahitiens dans cette histoire qui serait l’apanage de l’Européen : « Mais les Polynésiens se sont adaptés à une situation totalement nouvelle avec une rapidité surprenante ». Il admet comme une donnée du problème la gestion par les métropolitains de la main d’œuvre locale et appelle à améliorer « la connaissance de la manière de les diriger » dans un cadre plus égalitaire d’échanges : « Pour développer valablement une telle main d’œuvre il faut disposer d’un encadrement important et qualifié »[48].
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Entretemps, les Polynésiens ont été mis en concurrence entre eux et avec des travailleurs étrangers. Entre eux car les militaires distinguent les Tahitiens des Polynésiens des autres archipels pour des raisons culturelles (« l’infériorité de rendement du manœuvre polynésien par rapport au manœuvre tahitien, résultant de l’ignorance dans les îles d’un travail organisé et régulier ») et logistiques : « impossibilité de faire coïncider les contrats avec les mouvements des goélettes effectuant les transports de personnels » [49]. La comparaison se fait également avec des Portugais convoyés par contingents lorsque le retard dans les travaux à Hao conduit la Dircen à solliciter l’autorisation du gouverneur pour cet emploi d’étrangers[50] « en raison de la pénurie de main d’œuvre banale en Polynésie »[51]. « L’embauchage de Portugais sur contrats de six mois[52] » aboutit à en faire travailler 250 en août 1965[53]. Ils sont considérés comme mal adaptés au travail dans les atolls : « Notons également que les travailleurs polynésiens se montrèrent particulièrement à l’aise dans les travaux exécutés dans un environnement maritime et même au milieu des brisants. Les Portugais, pourtant durs à la tâche, furent par contre plutôt lamentable dans ce même domaine »[54]. Peyrefitte note néanmoins dans ses carnets que « le retard pris a été rattrapé » grâce au recrutement de ces Portugais.
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Des Polynésiens face à la « modernisation »
Les cadres du CEP se flattent d’être vecteurs d’une transformation rapide, sur fond d’importations massives de matériaux et biens d’équipements. Fin 1965, le CEP a consommé 12 000 tonnes de ciment, 236 tonnes de peinture, 563 tonnes de tôles et amiante. Mais aussi des groupes électrogènes pour 93 tonnes, 566 tonnes de câbles et appareils électriques, 1 259 tonnes de canalisations… L’année 1965 constitue l’acmé de l’activité industrielle. Le démarrage du chantier a requis des distillateurs pour installer les pionniers dans les atolls, puis on introduit des équipements perçus comme de confort, chauffe-eau et sanitaires :
Équipements expédiés de métropole au CEP en tonnes [55]
Le regard des militaires évolue face à l’adaptation des Polynésiens à cette modernisation matérielle : « Le Polynésien s’initie très bien, mieux que le jeune Français, aux petites techniques modernes de la construction et de la mécanique. Il a le goût de la responsabilité au niveau du chef d’équipe ». Thiry considère que les salariés Polynésiens ne voudront pas s’insérer dans le projet de développement envisagé pour la Polynésie « essentiellement basée sur le tourisme et les activités connexes », si les autorités ne favorisent pas l’émergence de cadres locaux : « On note une certaine réticence des Polynésiens et Polynésiennes à accepter des fonctions subalternes de service, telle que l’hôtellerie par exemple. Cette réticence ne disparaîtra que si des responsabilités leur sont données, après qu’ils auront reçu la formation correspondante » [56]. Thiry finit par admettre que « le Polynésien ne fait aucun complexe d’infériorité vis-à-vis du “popa” » et « supporterait très mal d’être “enrégimenté” » dans le cadre d’une économie de ville-caserne mais pourrait trouver des emplois dans l’entretien naval, les travaux publics[57].
L’après CEP : former des salariés locaux pour une économie de service
En réclamant l’emploi local, Messmer faisait du CEP un outil de développement de la Polynésie. Il exprime à plusieurs reprises son vœu d’augmenter les effectifs polynésiens [58]. Sa première directive en ce sens, datée du 14 octobre 1965, pense un avenir souhaitable pour une Polynésie modernisée grâce à la présence durable du CEP, qui n’allait pas de soi au début de l’entreprise, et un enracinement de nouvelles compétences à Tahiti :
La présence prolongée en Polynésie d’effectifs métropolitains […] provoque localement un gonflement artificiel des ressources qui […] risque d’engendrer à la dissolution du CEP une crise grave. Conscient de ce risque, le gouvernement a prescrit […] l’organisation suivante :
- a) À Tahiti des moyens industriels et logistiques utilisant principalement des travailleurs locaux, encadrés par un effectif léger de métropolitains ;
- b) sur les atolls, des formations militaires spécialisées ne faisant appel que de façon accessoire aux travailleurs locaux.
Le général Crépin anticipe la pérennité du salariat dans une société acculturée à la consommation : « L’enrichissement a créé des besoins (vespas, voitures, frigidaires, télévision, etc…) et la volonté de satisfaire ces besoins devrait diminuer l’instabilité dans le travail » [59]. En septembre 1966, il réclame « une étude sur les possibilités du travailleur polynésien après une formation qui peut être assez longue puisque le CEP est prévu jusqu’en 1975 »[60]. L’école, de ce point de vue, est présentée comme une voie de « modernisation ». Thiry envisage dès 1965 la formation de « spécialistes et de cadres polynésiens » comme une « chose essentielle pour l’avenir de la Polynésie et le maintien de ce territoire dans la France ». Pour cette « “modernisation” de la Polynésie dans tous les domaines, électrification, transmissions, radio, télévision, automobiles, avions, navires etc… », il réclame un rapport à l’IG Brunet de l’Éducation Nationale venu à la demande du CEA au CEP « pour y étudier les problèmes d’orientation scolaire et d’aide susceptible d’être apportée par le CEA à l’enseignement ». Thiry n’envisage pas seulement les services mais aussi l’insertion dans une économie industrialisée : « L’instruction des jeunes Polynésiens et polynésiennes devra être orientée dans le sens voulu. Elle sera évidemment essentiellement technique. Aux possibilités de l’Éducation Nationale doivent être ajoutées les possibilités militaires offertes par l’Arsenal, le Génie, un BIMAT reconverti, etc ». Il anticipe la question « à l’image de ce qui se fait aux Antilles, [d’] un service militaire adapté »[61] .
Au final, les ressources humaines ont posé des questions de logistique et de coût, mais aussi de politique, à l’articulation entre les militaires et le gouvernement. L’enjeu, décisif dans la construction du CEP et sa mise en œuvre initiale, illustre l’autonomie dont dispose alors le général Thiry, dans l’exécution du programme des campagnes d’essais, contrepartie du défaut d’information dont il souffre en la matière. La réunion inaugurale de la Commission du CEP qui vise à définir les moyens dont il disposera pour les campagnes à venir, voit Bernard Tricot, conseiller à l’Élysée, relayer le souhait des politiques « d’étudier un transfert sur Hao » comme un « élément d’économie important ». Thiry balaie l’injonction : « Le problème est celui de la vue théorique par rapport à la réalité. Hao est plein comme un œuf, il n’y a aucun doute, et sera plein chaque fois que l’on fera des tirs. C’est une sorte de cervelas déposé à la surface de l’eau » [62]. Mais à cettea même réunion de juillet 1966 les plus hauts responsables des Armées constatent leur ignorance sur l’existence d’une campagne en 1967, selon que le bail algérien sera prolongé ou pas, l’instruction politique demeurant vague[63]. Ce qui conduit Thiry à improviser, en 1967, l’organisation de la 2e campagne et à maintenir à un niveau élevé les effects : « Quelle somme de difficultés ! Cela va être miraculeux si nous en sortons ! »[64].