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Dernière mise à jour le 07/02/2025
  • Entre 1962 et 1966, pendant la période de choix de la Polynésie puis de construction du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), les élus polynésiens font face à un dilemme : accepter la construction des sites d’essais ou s’y opposer tout en prenant le risque de devoir renoncer à ses retombées économiques. Leur opposition demeure inconséquente, compte tenu de leurs prérogatives limitées en contexte de reprise en main de l’Outre-mer par le pouvoir gaullien et d’un retour en arrière institutionnel depuis 1958. Les positionnements des élus, qu’ils soient loyalistes ou de tendance autonomiste, évoluent généralement de l’opposition à une résignation voire une adhésion au projet modernisateur qui accompagne le CEP, en dépit de sa dimension impérialiste.

Sommaire

Mots-clefs

Autrices / Auteurs

Renaud Meltz
Renaud Meltz
Directeur de publication
Manatea Taiarui
Manatea Taiarui
Professeur certifié d’histoire-géographie | Doctorant en histoire contemporaine

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La Polynésie française à l’heure d’un centre d’essais : des élus aux prérogatives étroites

À la création du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), la Polynésie française compte deux élus nationaux, un député et un sénateur. Ce dernier est élu par les 30 conseillers territoriaux qui forment l’Assemblée territoriale, et les 27 conseillers municipaux des seules deux communes, Pape’ete et Uturoa. La création de l’Union française en 1946 a fait de l’ensemble des habitants de la Polynésie française des citoyens de la République française : 19 000 sujets obtiennent le droit de vote, à l’instar des 21 000 citoyens qui en disposaient déjà. Comme les anciennes colonies d’Afrique, la Polynésie relève de la catégorie des territoires d’Outre-mer (TOM) créée par la Constitution de la IVe République. Le principe de la spécialité législative prévoit que les lois et règlements de métropole n’y sont pas applicables de plein droit mais seulement si cette application est prévue par une mention expresse.

En 1956, la loi-cadre Defferre, du nom du ministre socialiste de la France d’Outre-mer, fait évoluer ce statut vers plus d’autonomie. Les compétences de l’assemblée locale sont étendues et un exécutif polynésien est créé : le conseil de gouvernement. Cette autonomie concédée apparaît comme un moyen d’endiguer les revendications à l’indépendance que porte Pouvanaa a Oopa.

Le référendum constitutionnel de septembre 1958 interroge les citoyens sur le projet de constitution d’une Ve République et demande de surcroît aux habitants des TOM de se prononcer sur leur appartenance à la République. La Polynésie française vote oui à 64,5 %, en-deçà des résultats en métropole (79 %) ou dans les autres territoires ultramarins : 94 % à La Réunion, 98 % en Nouvelle-Calédonie. La Polynésie reste un TOM mais ses prérogatives sont revues à la baisse : suppression du poste de vice-président du conseil de gouvernement et des attributions des ministres au profit du gouverneur, qui a la mainmise sur l’exécutif local [1]. Comme les autres TOM, la Polynésie relève à Paris d’une direction spécifique, formée d’anciens agents de l’administration coloniale, alors que les agents de la direction des départements d’Outre-mer (DOM) sont issus du ministère de l’Intérieur. De 1958 à 1975, les cinq gouverneurs qui se succèdent à la tête de la Polynésie sont tous issus de l’ancienne administration coloniale.

La nomination de Georges Pompidou au poste de Premier ministre, en avril 1962, est l’occasion d’une prise en main des dossiers ultramarins par la Présidence de la République. La Polynésie française relève du « domaine réservé » de l’Élysée, comme la Défense nationale [2]. Cela se manifeste d’un point de vue institutionnel par l’organisation de Conseils restreints pour les TOM à l’Élysée. Du point de vue des acteurs, Jacques Foccart, conseiller présidentiel jusqu’en 1974, joue un rôle clef dans la présidentialisation de la politique ultramarine. Ce fils de béké, familier des Antilles, a séjourné en Polynésie à l’été 1956 pour préparer la venue du général de Gaulle. Dès le début de la Ve République, il développe des réseaux susceptibles de contrarier les menées indépendantistes du Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (RDPT). Court-circuitant la rue Oudinot, il aide dès avril 1958 Rudy Bambridge, un ancien combattant de la Première Guerre mondiale et grosse fortune locale, ainsi que son fil Tony[3], à créer et développer un parti gaulliste. L’Union tahitienne (UT), parti d’orientation centre-gauche à sa création, devient l’Union tahitienne démocratique-Union pour la nouvelle République (UTD-UNR), soit le relais du parti gaulliste de métropole[4]. Jacques Foccart s’implique ensuite dans l’élimination politique de Pouvanaa a Oopa en octobre 1958.

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Le temps des rumeurs (1961-1962) : des élus mis tardivement devant le fait accompli

Les projets de création d’un centre d’essais nucléaires dans le Pacifique alimentent les rumeurs dès le début des années 1960. Les élus de Nouvelle-Calédonie s’avèrent mieux capables que leurs pairs polynésiens d’obtenir de l’information et de contrer le projet d’implanter chez eux un polygone de tirs.

Louis Jacquinot, ministre du Sahara et des DOM-TOM, s’inquiète que la perspective d’un site d’essais nucléaires en Nouvelle-Calédonie exposant les habitants « à des dangers considérables » suscite « un développement des mouvements autonomistes et séparatistes ». Il est interpellé à la Chambre, le 24 octobre 1961 par le député calédonien Maurice Lenormand, à propos des rumeurs d’un transfert des essais dans le Pacifique. Il évoque « une base de missiles » qui en fera « une cible ». Le ministre Louis Jacquinot : « Où avez-vous recueilli cette information » ? Maurice Lenormand : « Le bruit en circule depuis très longtemps. Je rappellerai aussi qu’un jour M. Soustelle avait parlé d’essais atomiques dans le Pacifique en faisant allusion à notre départ éventuel du Sahara ». Un député gaulliste intervient : « M. Soustelle a dit qu’il n’y aurait rien en Nouvelle-Calédonie ». Mais dans le Pacifique, relance Maurice Lenormand [5] ? Le ministre répond, sans inclure explicitement les Polynésiens, à propos des Calédoniens : « Vous pourrez de ma part les rassurer ».

En Polynésie, l’inquiétude procède d’abord de la reprise d’essais étatsuniens aux îles Christmas (Kiritimati) et Johnson (Kalama). Le sénateur Gérald Coppenrath, représentant du parti gaulliste UNR, s’associe à un vœu de l’Assemblée territoriale pour réclamer des « renseignements précis sur les essais atomiques projetés à partir de l’île Christmas » [6]. En avril 1962, quelques semaines après la reconnaissance du général Jean Thiry (figure 1) qui aboutit au choix de la Polynésie, les experts du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Henri Jammet, chef du département de la Protection sanitaire et Gilbert Bresson, préférés aux experts militaires, viennent expliquer aux Polynésiens que les essais étatsuniens ne présentent pas de risques sanitaires. Jammet associe la notion de risque maîtrisé par la science à l’appartenance à une grande nation aux ressources scientifiques importantes, capable de développer un « réseau d’observation et de protection qui existait déjà à l’état embryonnaire[7] ».  La première explosion américaine, mégatonnique, le 25 avril 1962 suscite pourtant l’émotion de l’Église protestante, qui se réfère à la demande formulée par la première conférence des Églises et Missions du Pacifique Sud, tenue un an plus tôt, de suspendre tous les essais nucléaires.

Les élus polynésiens demeurent sous informés pendant plusieurs mois et ne découvrent que très progressivement le projet de site français. Fin mars 1962, au terme de la mission de Thiry, le gouverneur Aimé-Louis Grimald obtient de Paris que soient retenus pendant deux semaines « tous les télégrammes émanant de quelque personne que ce soit, faisant allusion aux mouvements en cours des avions KLM transitant par Papeete ». Le 9 mai, le gouverneur renvoie du territoire Louis Molet, chef du Centre de l’ORSTOM à Papeete, qui contredit les propos lénifiants d’Henri Jammet. La lettre ouverte de Louis Molet, publiée sous le titre « Bombe H sans danger » dans Les Nouvelles du 27 avril 1962, jette le trouble sur les conséquences sanitaires des essais à Christmas. Grimald reproche à Louis Molet, à la fois pasteur et ethnologue (il a appris, d’un terrain l’autre, le malgache, l’arabe, le malais et le tahitien ; Grimald lui reconnaît « de grandes qualités professionnelles ») des propos de « nature à faire renaître l’alarme que nous voulons éviter » [8]. Cette expulsion suscite l’émotion de l’Assemblée territoriale lors de la séance du 14 mai 1962.

Le 26 juin 1962, Jacques Denis Drollet, élu RDPT à l’Assemblée territoriale, signale à ses pairs un article de l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute qui rend compte d’un prétendu échange entre le général de Gaulle et Aimé Césaire à propos d’un projet de site nucléaire en Polynésie. Les élus demandent au sénateur Gérald Coppenrath et au député John Teariki de sonder Paris, et de protester au besoin. Foccart dément oralement puis par une lettre du 11 juillet, enregistrée à l’Assemblée territoriale le 27 juillet 1962 : « Les déclarations prêtées au général de Gaulle sont absolument imaginaires et ne reposent sur aucun fondement » [9].

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Le 11 juillet 1962, Gérald Coppenrath se fait l’écho de ces rumeurs à Paris, au sénat. S’il se félicite de l’activité permise par la création de l’aéroport de Faa’a, il s’inquiète : « Tout ce que la France a dépensé de son argent et de son cœur pour le territoire que je représente risquerait d’être définitivement compromis si, dans l’éventualité envisagée ces jours-ci par M. le ministre des armées, un polygone d’essais nucléaires était aménagé en Polynésie. Je sais bien que M. Messmer a parlé du Pacifique, sans plus de précision, mais je n’ignore pas qu’une mission militaire, dont on s’était évidemment gardé de dévoiler l’objet, s’est rendue récemment aux îles Gambier ». Gérald Coppenrath prend acte que le bruit a été « démenti », mais il semble anticiper le mensonge et ses conséquences sociales (« il est évident qu’il faudrait que plusieurs centaines au moins de personnes abandonnent leurs terres »), sanitaires (« cela impliquerait aussi des risques d’irradiations à plus ou moins long terme » mais aussi géopolitiques : « ce que je crains surtout, c’est qu’en cas de conflit entre les deux blocs, cette base ne soit une cible importante qui risquerait d’être anéanties totalement ». Le sénateur prophétise, si la Polynésie était choisie, « une véritable résistance des populations » et propose deux alternatives : « Clipperton et surtout les îles Kerguelen. Dans ces territoires il ne se pose pas de question de populations autochtones puisqu’elles n’y existent pas ». 

Mais l’information reste cadenassée. Fin juillet 1962, Jacques Gervais, unique rédacteur d’un modeste hebdomadaire local, Les Débats, imprimé sur une machine offset, distribué directement, reprend des éléments de la presse française évoquant une base aux Gambier [10]. Le gouverneur Grimald fait saisir le journal, avant de s’en prendre à son propriétaire[11]. Les Débats serviront désormais la propagande officielle. Ce n’est qu’en septembre que la presse nationale confirme la rumeur : le Monde du 18 septembre 1962 relaie l’information d’un journal de Honolulu selon laquelle la France aurait l’intention « de construire un centre d’essais atomiques dans l’île de Mangareva » et note que Pierre Messmer se refuse à commenter ce qui « relève du secret militaire ». Mais le journal se dit « à peu près certain que la base […] envisagée […] serait utilisée pour faire exploser les prochaines bombes nucléaires expérimentales françaises ».

Le temps des réactions (1963-1966) : acceptation, résignation et protestation

Le gouverneur Grimald observe l’émotion latente et promeut « l’intérêt d’une préparation de l’opinion ». Le 2 juin 1962, il conseille à Paris, compte tenu des « répercussions politiques que [pourrait] entraîner la divulgation prématurée de ce projet » d’user d’une stratégie du compte-goutte. Utiliser des « personnalités choisies », qui seraient simultanément informées des intentions françaises en matière d’essais nucléaires et des compensations offertes [12].

Les élus, enfin informés, sont en mesure de protester. Six d’entre eux obtiennent une audience du général de Gaulle le 3 janvier 1963, en présence du gouverneur Grimald. La délégation compte l’ancien suppléant de Gérald Coppenrath, Alfred Poroi qui l’a battu aux élections sénatoriales du 23 septembre 1962, le député John Teariki, le président de l’Assemblée territoriale Jacques Tauraa, le RDPT Jacques Denis Drollet, l’UNR Rudy Bambridge et le non-inscrit Frantz Vanizette. Le général de Gaulle présente la création d’une « base nucléaire » comme une opportunité de développement honorant le patriotisme des « Tahitiens ». Il assortit l’annonce de promesses d’un soutien financier exceptionnel. Jacques Tauraa et John Teariki font valoir l’hostilité des protestants polynésiens. De Gaulle met un terme à l’audience : « Demandez à vos pasteurs de faire des prières pour que les Russes et les Américains cessent de faire des bombes. Dans ce cas la France n’en fera plus ».

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Les élus polynésiens sont plus ou moins rassurés [13]. Frantz Vanizette fait un compte-rendu lénifiant, dans Les Nouvelles du 14 janvier 1963 : « Les expériences seraient effectuées dans une zone déserte du Pacifique, à distance suffisante de toute communauté pour parer au moindre danger. Et en tout cas, ni sur une île des Gambier, ni à proximité ». Sur place, les autres conseillers sont moins conciliants, mais les réactions sont modulées par un chantage budgétaire en février-mars 1963. L’Assemblée territoriale formule une « protestation élégante » contre la décision d’implanter un centre d’essais, le 4 février, mais les conseillers prenant la mesure de l’inéluctabilité de la décision se résolvent à en tirer les meilleures contreparties possibles. Grimald les met en scène, de retour de Paris en mars 1963, en même temps qu’il rapporte des précisions sur les atolls choisis de Moruroa et Fangataufa, avec un rôle particulier pour la météo à Tureia : aménagement du port de Pape’ete, construction d’aéroports secondaires, travaux d’équipement (ponts, adduction d’eau, etc.) qui prépareront le développement du tourisme à Tahiti. Le gouverneur assure que les îles habitées ne subiront aucune conséquence sanitaire des essais, ce que le général Thiry vient à son tour expliquer dans une conférence de presse le 27 avril 1963 : « il serait stupide de nier qu’il n’existe pas de problèmes de sécurité. Mais il est aussi incontestable qu’ils peuvent être réglés de manière ce qu’il n’y ait aucun risque d’aucune sorte pour la population ». 

Une nouvelle conférence mêlant experts militaires (médecin général Marcel Cazeilles, directeur du Centre de recherche du Service de santé des armées) et civils (Coutrot, chef de la protection sanitaire au CEA) le 2 mai au lycée Paul Gauguin, suscite une protestation du vieux docteur, Louis Rollin, 75 ans. Cet ancien du bataillon du Pacifique et pionnier du système de santé tahitien, est outré par les arguments d’autorité brandis par les conférenciers qui ont refusé le dialogue. Il écrit au général de Gaulle sa crainte pour la population « saine et vigoureuse », qui « doit le rester » [14].  Si la lettre reste confidentielle, la séance de l’Assemblée territoriale du 16 mai 1963 voit plusieurs conseillers protester ; Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy, John Teariki, mais aussi Felix Tefaatau : « pourquoi alors la métropole n’a-t-elle pas envisagé l’installation de ce centre d’expérimentations aux alentours du port de Marseille ou au centre même de Paris, puisqu’il n’y a aucune danger ». Le 21 mai, le gouverneur Grimald finit par brandir la menace de dissoudre l’Assemblée si ses conseillers persistent à poser des questions qui ne relèvent pas de sa compétence et de ses « attributions réglementaires », en évoquant « la Défense nationale ». Tout en pressant les élus, l’État leur permet d’accéder aux installations nucléaires du Sahara, à l’été 1963, pour leur démontrer le sérieux des mesures de sécurité.

Pendant que les élus partent en Algérie, les premiers contingents de légionnaires arrivent à Moruroa via Tahiti pour y construire les infrastructures élémentaires, sans que l’Assemblée territoriale ait été informée de la situation. Les élus s’interrogent, réagissent mais finissent par accepter le fait accompli. Les atolls appartiennent de facto à l’armée, il faut dorénavant, pour le gouvernement français, faire accepter cette situation de jure. L’affaire de la cession des atolls et terrains domaniaux pour la construction des aérodromes (notamment celui de la base avancée de Hao), concédée le 6 février 1964, manifeste l’ambivalence des élus locaux face à l’impérialisme nucléaire français. Les élus, résignés, réclament pour certains une compensation financière (John Teariki et Jacques Tauraa). Teariki, le plus opposé au CEP, ne proteste pourtant que timidement. L’idée d’une compensation financière est rapidement abandonnée. La commission permanente, présidée par Alexandre Le Gayic (par Jacques-Denis Drollet selon son témoignage lors de son audition en 2005), composée de Jacques Denis Drollet, Charles Lehartel, Félix Tefaatau (ex-RDPT), Alexandre Le Gayic et Rosa Raoulx (UTD-UNR), avec la présence de Gérald Coppenrath, Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy, Jacques Tauraa, Pierre Colombani, John Teariki et Frantz Vanizette, adopte la délibération sur la cession à titre gracieux des deux atolls et des terrains domaniaux à l’État français. La délibération est validée par le gouverneur le 8 février 1964 [15].

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Le vote révèle la confusion parmi les élus, qui ne savent plus comment agir face aux décisions unilatérales de l’État. Malgré la cession à titre gracieux validée par l’Assemblée, une frange d’élus reste profondément opposée à l’installation du CEP, et sa résistance croît alors que commencent les chantiers entre 1964 et 1966. Il s’agit notamment des élus du Here ’Āi’a (L’amour du pays, créé début 1965) Félix Tefaatau, Jacques Tauraa et John Teariki. Entre 1964 et 1966, ce dernier est l’élu local et national le plus virulent contre le CEP. Il multiplie les déclarations et les questions préalables à l’Assemblée territoriale et à l’Assemblée nationale (quatre interventions orales au Palais Bourbon entre 1963 et 1965 à propos du CEP [16]) concernant les modalités d’implantation et les mesures de sécurité. Avec le Here ’Āi’a, poussé par son beau-frère Henri Bouvier, il établit des contacts avec des scientifiques métropolitains tels que Jean Rostand, Théodore Monod et Albert Schweitzer pour dénoncer le risque radiologique des expérimentations[17]. La comparaison avec les essais américains revient souvent, signe d’une bonne circulation de l’information au bénéfice des élus. Un bras de fer s’engage entre d’un côté, les élus opposés au CEP, et de l’autre les autorités de l’État poursuivant la préparation de la première campagne

Entre 1963 et 1965, John Teariki produit une abondante documentation pour soutenir ses protestations. Il communique un rapport à Jacques Tauraa sur la dangerosité des essais, en réponse aux affirmations rassurantes du général Thiry communiquées au président de l’Assemblée territoriale [18]. Le rapport est discrédité à la fois par les militaires et les scientifiques du CEA, qui y répondent point par point en insistant sur le fait que le député n’est pas un expert scientifique[19]. Les autorités cherchent à clore tout débat. L’arrivée du nouveau gouverneur Jean Sicurani (figure 1), en 1965, creuse le fossé entre les élus opposés au CEP et les autorités qui font pression sur eux. Face aux protestations de John Teariki, Jean Sicurani en vient à proposer un marchandage : le retour de Pouvanaa a Oopa contre l’appel au vote pour le général de Gaulle aux présidentielles de 1965, qui vaudrait sanction démocratique du CEP. Mais il use aussi de la menace en affichant la possibilité d’expulser du territoire des amis antinucléaires métropolitains de John Teariki – manœuvres dénoncées par le député polynésien dans une lettre ouverte en mai 1966[20]

Les élus opposés au CEP font face à la propagande du gouverneur, de l’UTD-UNR et des principaux journaux locaux qui diffusent tracts gaullistes et articles visant à discréditer les actions des opposants aux essais. Dans une lettre adressée au Canard Tahitien, quelques jours avant Aldébaran, John Teariki répond avec virulence et sarcasmes à un article anonyme paru dans ce journal qui remet en cause sa crédibilité scientifique et sa personne puisque l’auteur anonyme l’a traité de menteur [21].

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Les élus Here ’Āi’a Joseph Lehartel, Jacques Tauraa et Félix Tefaatau critiquent avec virulence la venue en masse des légionnaires. Lors de la visite du Premier ministre Georges Pompidou en 1964 (figure 2), Jacques Tauraa, après avoir vu les chantiers de Moruroa et écouté les explications des militaires, fait un discours très critique du CEP. Les trois élus craignent que l’arrivée de militaires ne provoquent des déséquilibres socio-économiques dans le territoire [22]22.

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Cependant à partir de 1965 et l’arrivée de Jean Sicurani, la tendance est à l’acceptation du CEP, sinon de ses modalités d’implantation. La stratégie de marchandage et de propagande du gouverneur, à travers la visite des chantiers du CEP et la communication sur les ondes de Radio-Tahiti et dans la presse, commence à porter ses fruits. Les autorités françaises réussissent à convaincre certains élus polynésiens des avantages économiques et militaires du CEP, et à apaiser les inquiétudes sociales et sanitaires.  Certains membres du Here ’Āi’a évoluent : Joseph Lehartel et Jacques Tauraa, à partir de 1965, se font sensibles aux apports économiques du CEP après avoir écouté les arguments des autorités [23]. John Teariki est peu à peu isolé : en novembre 1965, il est le seul élu Here ’Āi’a de l’Assemblée territoriale à soutenir le candidat François Mitterrand aux présidentielles pour contrer le projet nucléaire de De Gaulle. Il ne cède pourtant pas à la propagande et à la pression des élus de son propre parti.

L’acceptation du CEP est plus nette encore dans les autres partis, notamment les élus UTD-UNR Gaston Flosse, tāvana de Pīra’e et Alfred Poroi, tāvana de Pape’ete. Ils acceptent le CEP dès l’origine mais s’interrogent sur les évolutions incontrôlées de leur commune. Gaston Flosse considère le CEP comme un vecteur de modernisation pour la Polynésie. Il profite de l’installation de l’armée à Pīra’e, commune limitrophe de Pape’ete, pour la faire électrifier et initier des projets d’infrastructures : routes, écoles, marché, tout en s’inquiétant de son « expansion presque démesurée [24] » à l’heure de la première campagne, et réclamant des moyens financiers supplémentaires à l’État.

Si les élus acceptent la présence du CEP, ils font bloc lorsque certaines décisions militaires vont à l’encontre de l’intérêt des Polynésiens. La présence de milliers de militaires masculins pose la question des rapports avec les femmes dès 1964 au sein de l’Assemblée territoriale. En janvier 1966, Frantz Vanizette, pour préserver les tahitiennes des jeunes militaires, est le seul élu local à soutenir la proposition des autorités militaires de l’installation de bordels militaires de campagne (BMC) à Tahiti. L’opposition des autres élus de l’Assemblée territoriale, de la population (notamment des lycéens et des femmes) et de l’Église enterre le projet quelques mois avant le premier tir du 2 juillet 1966 [25].

Conclusion

Les élus acceptent le fait accompli du CEP, porté par l’autorité historique du général de Gaulle, d’autant que la plupart d’entre eux sont d’anciens engagés du bataillon du Pacifique, ralliés à la France libre. Cela ne signifie pas qu’ils soient rassurés sur ses conséquence sanitaires et socio-économiques. Leur positionnement évolue entre 1962 et 1966. Seule une poignée continue à manifester une opposition, tel John Teariki, une fois les compensations concrétisées, de sorte qu’à la veille des premiers tirs, même les élus du Here ’Āi’a sont résignés et finissent par accepter la présence du CEP. Mais les tirs et les rumeurs sur les échecs du dispositif de sûreté seront l’occasion de nouvelles protestations.

  • Bibliographie

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    Sylvain Mary, « Politique de l’urgence contre la décolonisation. Jacques Foccart, conseiller présidentiel pour les DOM (1958-1974) », dans Jean-Pierre Bat, Olivier Forcade, Sylvain Mary (dir.), Jacques Foccart : archives ouvertes (1958-1974). La politique, l’Afrique et le monde, Paris, PUPS, 2017, p. 239-254.

    Sylvain Mary, Alexis Vrignon, « Implantation. Pouvoirs locaux et opinion », dans Renaud Meltz, Alexis Vrignon, Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Paris, Vendémiaire, 2022, p. 143-179.

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    Jean-Marc Regnault, La bombe française dans le Pacifique. L’implantation. 1957-1965, Pape’ete, Polymage-Scoop, 1994.

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    Manatea Taiarui, Clémence Maillochon, « Les réseaux de John Teariki : entre militantisme antinucléaire et nationalisme anticolonial en Polynésie française (1963-1983) », Parlement[s]. Revue d’histoire politique, HS n° 20, 2025, p. 91-111.

    Alexis Vrignon, « La Polynésie et l’installation du CEP du début des années 1960 aux premiers essais », dans Renaud Meltz, Benjamin Furst, Alexis Vrignon (dir.). Un deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, Puna’auia, Publication de la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, 2025, p. 99-111.

  • Sources

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    La Dépêche de Tahiti.

    Les Nouvelles de Tahiti.

    Service historique de la défense, GR 42 S 26, Forces armées en Polynésie française ; GR 13 R 132, GR 13 R 171, GR 13 R 173, Direction des centres d’expérimentations nucléaires.

    Service du patrimoine archivistique et audiovisuel, 48 W 16, Fonds du Gouverneur.