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Dernière mise à jour le 03/02/2025
  • Le terme d’Indopacifique ou Indo-Pacific s’est diffusé dans différentes disciplines avant de s’imposer dans celle des Relations Internationales. La popularité de ce concept entraine de multiples appropriations aux significations différentes. Par ailleurs, en se confrontant à d’autres concepts qui le précèdent ou le concurrencent, l’Indopacifique comporte un aspect polémique. Dans chacune de ses dimensions l’Indopacifique, accompagne une évolution du rapport à la nucléarité et aux processus de nucléarisation qui s’y rapportent. Il apparait ainsi, pour certains acteurs à l’image de la France, comme l’occasion de se singulariser non sans tensions et malentendus dans la recomposition de l’ordre international qu’il reflète.

Sommaire

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Introduction

L’océan Pacifique a connu les deux uniques attaques nucléaires de l’histoire, effectuées au Japon et les essais nucléaires qu’ont accueillis des atolls du Pacifique. Dans une moindre mesure, l’océan Indien, sur la façade occidentale de l’Australie, a aussi fait l’objet d’essais nucléaires. Ces deux océans ont en partage d’être des espaces particulièrement nucléarisés. Ces dix dernières années, un renouvellement de l’attention stratégique a porté les acteurs et observateurs des Relations Internationales à promouvoir le terme d’Indopacifique. Cette désignation n’est pas étrangère à leur nucléarisation, comme en témoignent les interrogations suscitées par le partenariat de l’Australie, du Royaume Uni et des États-Unis (AUKUS, en anglais), visant, notamment, à doter l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire [1], mais semble ramasser des enjeux plus généraux. Quels rapports ces enjeux plus généraux – qu’il s’agit de détailler dans cette notice – entretiennent avec les processus de nucléarisation et les héritages de nucléarités préexistant à l’usage du terme d’Indopacifique ?

L’approche de l’Indopacifique comporte une triple difficulté dont le traitement facilite sa compréhension. Premièrement, le terme dispose d’une histoire, à travers des disciplines distinctes. Deuxièmement, l’acception contemporaine du contenu, qu’il recouvre dans le champ des Relations Internationales, est polémique – différents termes lui disputant la définition de contenus qui se recoupent. Troisièmement, l’appropriation du concept est polysémique – le même terme définissant des contenus différents.

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La charge historique pluridisciplinaire du concept de l’Indopacifique

Les chercheurs s’étant intéressés à l’Indopacifique ont souligné son appropriation ancienne dans différents champs scientifiques [2]. La plus vieille occurrence connue du terme remonte aux travaux ethnologiques du Britannique James Richardson Logan, dès 1850[3]. En Allemagne, durant l’Entre-deux-guerres, l’Indopacifique est adopté par la figure emblématique de l’école allemande de géopolitique, Karl Haushofer, pour ses propres travaux[4]. En Inde, alors que la Seconde Guerre Mondiale s’intensifie sur les théâtres d’opération de l’Asie et de l’océan Pacifique, l’étude des mouvements migratoires par l’historien Kalidas Nag le porte à s’approprier l’Indopacifique comme cadre pertinent de ses recherches[5]. Par le même besoin de décrire des phénomènes, en l’occurrence la présence de certaines espèces animales et végétales, sur un espace concerné, la biologie adopte l’Indopacifique parallèlement à l’ethnologie dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Le terme est encore aujourd’hui utilisé en biologie marine, définissant toujours l’extension du domaine d’analyse de cette discipline sur un espace biologiquement cohérent, à cheval sur les océans Indien et Pacifique, sans inclure les côtes américaines[6]. En France, en 1951, cette transdisciplinarité encourage les chercheurs « Océanistes » à la formation d’un Comité d’études indo-pacifiques, traduisant un « besoin de coordination et de planification »[7]. Ce besoin d’ordre heuristique n’est pas étranger aux visées pratiques de champs, dont la description du monde est déjà performative et conçue comme telle. 

  • Figure 1

    Figure 1 – HAUSHOFER Karl, Geopolitik des Pazifischen Ozeans, Studien über die Wechselbeziehungen zwischen Geographie und Geschichte [1924], Berlin, Mit sechzehn Karten und Tafeln, 1938, 338 pp., p. 47
    Figure 1 – HAUSHOFER Karl, Geopolitik des Pazifischen Ozeans, Studien über die Wechselbeziehungen zwischen Geographie und Geschichte [1924], Berlin, Mit sechzehn Karten und Tafeln, 1938, 338 pp., p. 47

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C’est déjà le cas pour Haushofer qui développe une « géopolitique de l’Océan Pacifique » (figure 1), introduisant l’Indopacifique dans cette discipline. À cet égard, les lectures de l’héritage d’Haushofer diffèrent parfois jusqu’à se contredire. Pour l’Australien Rory Medcalf la tentative d’Haushofer, de démontrer que l’Asie est une région composant une totalité cohérente sur la base de facteurs géographiques et ethnologiques, s’inscrit dans le rapprochement de l’Allemagne et du Japon de l’Entre-deux-guerres, découpant le monde en zones d’influences et légitimant ainsi celle que le Japon aspire à maitriser [8]. L’historien Hansong Li apporte un éclairage quelque peu différent sur le concept d’Indopacifique, tel qu’il est développé par Haushofer. L’Indopacifique constituerait plutôt une opportunité historique pour l’Allemagne de contrebalancer l’influence Angloaméricaine, alors qu’elle perdait l’ensemble de son empire colonial des mers du sud à l’issue de la Première Guerre Mondiale, en procurant un cadre conceptuel favorable aux mouvements anticoloniaux. L’encouragement de cette prise de conscience politique des autochtones se nourrirait d’une lecture distinguant un espace qui était supposé naturel, endogène et cohérent, face aux constructions coloniales exogènes et arbitraires[9].

Ces origines pluridisciplinaires précèdent le fait nucléaire. Elles n’y sont toutefois pas étrangères et se prolongent avec lui. Premièrement, malgré les débats d’historiens et de stratégistes sur la part effective des bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki dans l’achèvement de la guerre du Pacifique [10], « [l]es armes dites de destruction massive ont changé quelque chose dans le train des relations entre les États »[11], selon la formule de Aron. D’un point de vue géopolitique, l’Indopacifique ne pouvait plus prendre la forme d’une unité territoriale, comme le fut la tentative japonaise avant 1945, à laquelle l’arme nucléaire participait à mettre un terme et rendait impossible dans le nouvel ordre mondial qu’elle structurait. On pourrait dire, en l’espèce, que le fait nucléaire a enterré une forme de l’Indopacifique. Deuxièmement, les travaux ethnologiques, qui procèdent d’abord de la capacité, favorisée par la colonisation, des chercheurs occidentaux à étudier les populations colonisées, nourrissent progressivement une prise de conscience de ces dernières avec une appropriation de ces travaux jusqu’à un usage anticolonial de ceux-ci[12]. Les termes occidentaux désignant, en séparant ou rassemblant, les populations sont pour certains réappropriés par les intéressés à la croisée de la recherche ethnologique et de la réflexion politique[13]. C’est dans l’un de ces types de travaux que l’ethnologue Epeli Hau’ofa avance que les mouvements multidimensionnels s’opposant à la nucléarisation du Pacifique furent l’un des vecteurs les plus efficace de concrétisation d’une identité régionale[14]. Hau’ofa n’étudie pas spécifiquement l’Indopacifique mais l’expérience spécifique à l’Océanie, toutefois, l’opposition au nucléaire qu’il examine suscite aussi des liens de solidarité transnationaux antinucléaires, dépassant le seul Pacifique insulaire[15]. Peut-on ici parler, avant la lettre, d’un « Indopacifique militant » ayant permis de fédérer certaines oppositions à la nucléarité ?[16]

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Troisièmement, la biologie dispose d’une dimension dédiée à l’étude et la surveillance radiologique dont les enquêtes tissent des liens au sein de l’Indopacifique[17]. La surveillance radiologique, plus générale, des conséquences des attaques, essais et accidents nucléaires participe donc à éclairer l’Indopacifique. Enfin, les conséquences de la nucléarité ne se limitant pas aux effets radiologiques, il est difficile de circonscrire la diversité des disciplines de sciences humaines sociales et de sciences « dures » participant à cet éclairage[18].

L’avènement du concept contemporain, dans le champ des Relations Internationales, semble procéder de deux évènements déterminants. Le premier, en janvier 2007, est la publication d’un article, par le capitaine de la marine indienne Gurperet S. Khurana, qui traite des voies maritimes d’approvisionnement et des risques qui s’accumulent sur celles-ci. Dans un contexte régional de forte interdépendance, la convergence d’intérêts que cela suscite tout particulièrement entre l’Inde et le Japon est le phénomène que pointe l’article de Khurana [19]. Comme au XIXème et au XXème siècle, il a besoin de découper l’espace à l’aune des enjeux qu’il décrit et convoque l’Indopacifique. Au-delà de l’ensemble géographique spécifique qu’il dessine, Khurana propose un nouveau concept[20] – à travers un terme certes éculé – pour traiter de nouveaux enjeux. Parallèlement, le 22 août 2007, le Premier Ministre japonais Shinzō Abe réalise un discours devant le Parlement Indien[21]. Comme Khurana quelques mois avant lui, il identifie les « intérêts vitaux » que constituent les voies maritimes d’approvisionnement pour les deux pays et plus largement pour le monde. Il ajoute aussi une dimension identitaire par la convergence des valeurs qui réunissent le Japon et l’Inde. Le discours de Shinzō Abe est habité par la volonté de marquer une unité. Celle-ci dépasse les relations bilatérales entre l’Inde et le Japon et décrit plus largement un positionnement face au réordonnancement du monde. La vision de Shinzō Abe est progressivement associée au terme ravivé par Khurana. Lors de l’émergence de ce concept, la nucléarité est principalement considérée à l’aune des risques de prolifération des armes de destruction massives, dans le cadre des réseaux reliant l’Iran, le Pakistan, la Chine et la Corée du Nord[22]. Mais à proportion, d’une part, que le concept d’Indopacifique s’impose, d’autre part qu’une série de tensions régionales et extrarégionales s’accroissent, les risques militaires multidimensionnels liés à la nucléarité occupent une place de plus en plus importante dans les enjeux associés à l’Indopacifique[23].

L’émergence de l’Indopacifique dans un contexte conceptuel polémique

L’Indopacifique émerge par rapport à des terminologies géographiques antérieures ou concomitantes, dont il manifeste l’obsolescence ou les tensions, soit en les englobant, comme les parties plus ou moins cohérentes de sa totalité, soit en entrant plus ou moins en concurrence avec elles.

Dans le même mouvement des appropriations intellectuelles et militantes, les décolonisations portent de nouveaux États indépendants à se réapproprier des désignations spatiales de leurs environnement régionaux.  Ces appropriations et redéfinitions progressives se reflètent sur les instruments de gouvernance de ces espaces qui, en les promouvant, y inscrivent les enjeux qu’ils défendent ou qu’ils rejettent. L’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN, en anglais), l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA, en anglais) et le Forum des îles du Pacifique (PIF, en anglais), sont les principales organisations régionales des espaces revendiqués par leurs noms respectifs. Elles sont des outils de gouvernance qui rassemblent, chacune à leur façon, des acteurs revendiquant une identité régionale. Dans un contexte d’attention croissante accordée à ces espaces, l’Indopacifique risque de constituer une terminologie détournant l’attention des enjeux locaux pour les diluer dans des enjeux portés par des puissances extérieures. Ainsi l’ASEAN, en 2019 et l’IORA, en 2022, se sont contentées d’adopter des perspectives (Outlook on the Indo-Pacific) [24] reconnaissant cette échelle indopacifique afin de peser sur la redéfinition que cette dernière impliquait pour les sous-ensembles qu’ils constituent. L’ASEAN ayant emblématiquement fait de la « centralité » de l’Asie du sud-est une sorte de condition conceptuelle pour accepter de se la représenter au sein d’un Indopacifique. 

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Le PIF a, pour sa part, adopté une attitude différente, promouvant une sorte de pas de côté à travers un concept concurrent : le « continent Pacifique bleu » [25]. Ce concept ramasse la prise de conscience d’une vulnérabilité spécifique aux États et territoires insulaires, plus impactés par les bouleversements de l’environnement et des tensions internationales, et moins résilients pour y faire face. Le Pacifique bleu vise donc spécifiquement à limiter la dilution du traitement des enjeux régionaux, opérés par les rivalités qui accompagnent le regain d’attention aux espaces porté par l’Indopacifique. Le Pacifique bleu s’inscrit, à ce titre, dans la continuité des combats contre la nucléarisation du Pacifique, constitutifs du PIF. En effet, ce dernier est créé en 1971, tire en partie son origine du besoin de fédérer l’opposition des États nouvellement indépendants aux conséquences et à la poursuite des essais nucléaires effectués dans le Pacifique[26]. Certaines puissances, notamment extérieures, ou conçues comme extérieures par les États et territoires du Pacifique, adoptent des formats de coopération tendant à faire le lien entre l’Indopacifique et le Pacifique bleu. C’est le cas du Partners in the Blue Pacific (PBP)[27], initié par les États-Unis et certains de leurs alliés à partir de 2022. Ce partenariat étant, entre autres, porté par les trois membres d’AUKUS, ces derniers tentent de rassurer les membres du PIF, sur le respect des termes du traité de Rarotonga[28]. D’autres États, comme la Nouvelle-Zélande, semblent avoir une difficulté croissante à positionner leur diplomatie dans ce qui apparait comme une contradiction entre l’Indopacifique, tel qu’il est porté par les membres d’AUKUS, et les promoteurs du Pacifique bleu[29]. Ainsi la place de technologies nucléaires dans la sécurité régionale met en exergue une tension et des contradictions. Ce concept entretient une tension d’échelle – s’il absorbe d’autres concepts sous-régionaux – mais cette tension peut aussi comporter des contradictions – s’il s’oppose à des intérêts portés par d’autres concepts régionaux.

Si cette ambiguïté se manifeste par une cohabitation à différentes échelles de ces concepts, l’Indopacifique a aussi constitué une franche concurrence pour des désignations spatiales l’ayant précédées, comme la marque d’un changement d’époque. L’émergence des économies d’Asie avait stimulé le terme d’Asie-Pacifique, incarné à partir de 1989 par la Coopération Économique pour l’Asie-Pacifique (APEC, en anglais). Depuis, l’APEC accompagne notamment l’ouverture économique de la Chine, avec un format comprenant désormais vingt-et-un pays de l’Amérique du sud à l’Océan indien. Le retrait progressif de l’usage du terme d’Asie-Pacifique au profit de celui d’Indopacifique, alors que le premier semblait comprendre l’élargissement de l’échelle portée par le second, peut se comprendre à travers le besoin de manifester le rôle croissant ou le renouvellement du rôle de l’Inde [30], dans un contexte de durcissement des relations régionales[31].

Une autre façon d’interpréter l’émergence de l’Indopacifique, non contradictoire avec la précédente, renvoie à la réaction clairement polémique vis-à-vis de la Chine et à ses propres représentations, vis-à-vis desquelles la concurrence prend la forme d’un affrontement conceptuel. En 2013, Xi Jinping lance l’initiative des « nouvelles routes de la soie », désormais désignée Belt and Road initiative (BRI). Ces projets ambitieux, soutenus par d’importants excédents commerciaux, articulés à des conflits territoriaux vivaces, aux proximités diplomatiques avec des régimes et acteurs ouvertement hostiles aux pays occidentaux, ainsi qu’à des activités d’ingérences avérées de la part du régime chinois, expliquent le succès de l’Indopacifique comme réaction aux développements des relations avec la Chine. Un certain nombre d’auteurs se sont toutefois interrogés sur le caractère nécessaire ou conjoncturel du rejet progressif du régime chinois à l’égard du terme d’Indopacifique. Dès 2013, le chercheur chinois Minghao Zao croit retrouver dans ce concept la propre vision que la Chine tente de promouvoir [32]. Y compris lorsqu’il s’agit, plus explicitement, pour le chercheur You Ji de mettre en récit les revendications chinoises en mer de Chine méridionale, le concept d’Indopacifique semble tout désigné pour ramasser l’appréciation chinoise[33]. Toutefois, la virulente appropriation étatsunienne du terme à partir de 2017 et le sens explicitement hostile à l’égard de la Chine dont il se charge, finit par orienter un rejet officiel de l’Indopacifique, de la part des autorités chinoises.

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Dans ce contexte, le renforcement très commenté de l’arsenal nucléaire chinois, interroge une évolution de sa doctrine nucléaire [34]. Ces interrogations semblent toutefois constitutives des montées plus générales des tensions, que la Chine entretient avec ses partenaires et rivaux. En ce sens, la place du nucléaire militaire dans les relations internationales, qui se lisent à l’aune de l’Indopacifique, manifeste la double dimension polémique de ce concept. Car, d’une part, il fait irruption par rapport à d’autres concepts qu’il met en tension et, d’autre part, il désigne un ordre du monde dans lequel s’accroissent des menaces multidimensionnelles.

Les appropriations polysémiques du concept de l’Indopacifique

En 2013, alors que le concept n’a pas encore acquis sa popularité et son exposition médiatique dans les chancelleries du monde, Rory Medcalf le saisit à travers l’enjeu primitif de Khurana et de Shinzō Abe : la création d’un « système stratégique » généré par l’interconnectivité des flux sur l’océan Indien et le Pacifique occidental [35]. En un sens, l’Indopacifique est le produit de la mondialisation[36], poursuivant l’extension de ses effets au-delà de l’Asie-Pacifique, sans rompre avec le mouvement que cette désignation exprimait.

Toutefois, les mouvements entremêlés d’appropriation du concept, notamment par l’administration Trump, et l’évolution des regards et des discours portés sur la Chine, engagent Medcalf à observer l’Indopacifique comme un outil narratif permettant aux acteurs qui s’en saisissent de sortir de l’étau de la rivalité sino-américaine [37]. Ce bien que ce soit l’appropriation par l’administration Trump du concept, comme « construction stratégique qui vise à contenir la montée en puissance de la Chine »[38], qui projette la popularité médiatique du concept, à partir de novembre 2017[39]. Cette rivalité s’impose dans certaines analyses, comme l’élément principal et structurant de l’Indopacifique[40]. Au-delà, de cette rivalité, les chercheurs tentent de synthétiser les différentes définitions en prenant chaque acteur à travers ses intérêts propres[41], au-delà de leur positionnement dans la rivalité sino-américaine.

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Poursuivant le nuancier de positionnement certains chercheurs, sans évacuer la rivalité sino-américaine, déplacent le regard porté sur l’appropriation de l’Indopacifique en distinguant trois types d’acteurs se positionnant comme fondateurs, convertis, réfractaires [42]. D’autres proposent, quant à eux, de diviser les appropriations entre acteurs soucieux d’un Indopacifique libre et ouvert, ceux insistant sur l’inclusion et ceux pour qui l’Indopacifique est une opportunité de diversification des partenariats[43]. Chaque publication vient ajouter à ce prisme d’analyse les nuances propres aux derniers acteurs en date s’étant saisi du concept[44]. D’autres encore se sont intéressés aux conceptions indopacifiques à travers les occurrences des pays et des zones géographiques contenus dans les documents ou les discours officiels[45].

En se plaçant du point de vue du nucléaire militaire, l’Indopacifique traduit un double mouvement. D’une part, la lutte contre la prolifération nucléaire [46] et l’inquiétude, plus générale, suscitée par la concentration de puissances nucléaires dans cet espace[47] sont invoquées parmi les motifs d’adoption des stratégies pourvoyeuses d’une vision de l’Indopacifique. D’autre part, le nucléaire dispose aussi d’une place dans les outils mobilisés pour faire face aux menaces identifiées. C’est le cas pour l’Inde qui, plutôt que d’insister sur le risque de prolifération, articule sa doctrine nucléaire à sa vision de l’Indopacifique[48]. C’est aussi le cas des trois membres d’AUKUS. L’effet stratégique de l’usage de technologie nucléaire étant présenté par les trois membres de l’accord comme un facteur de paix et de stabilité[49]. C’est aussi le cas de la Corée du Sud et du Japon qui, compte tenu de la montée des tensions avec la Chine, couplée à l’imprévisibilité croissante des États-Unis, s’interrogent sur l’opportunité de tendre vers l’obtention de l’arme nucléaire dans un futur proche[50]. La prolifération nucléaire, dans la diversité de ses formes, irrigue les problèmes et les solutions associés à l’Indopacifique, qui revêt en ces matières et dans le champ stratégique en général, des sens différents y compris sur la base de constats partagés.

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À titre de conclusion — une approche française homophonique ?

L’analyse de la charge historique du terme, de sa dimension polémique et polysémique ne peut faire l’économie d’une question, à première vue superficielle, qui ne se pose que pour la France. Il s’agit de l’orthographe employé. Lorsque la France se réapproprie l’Indopacifique [51], les publications institutionnelles éliminent le tiret par la compression des composants du terme « Indo-Pacifique » ou « Indo-Pacific ». Aucun autre pays, mêmes les publications francophones du Canada[52] et du Québec[53] en la matière, n’emploie l’orthographe « Indopacifique ». C’est tout juste si l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), dans certaines publications francophones de ses documents d’orientation, traduit parfois « Indo-Pacific » par « indopacifique »[54], sous forme adjectivale, sans que cela soit systématique.

Les chercheurs francophones, y compris français, sont quant à eux partagés. Si la plupart ne problématisent pas le choix opéré et alternent parfois les usages selon les publications, Paco Milhiet, assume de donner un sens au choix de l’orthographe, pour, en l’occurrence, choisir « Indo-Pacifique », car « [c]ette orthographe cristallise la bicéphalie régionale entre les océans Indien et Pacifique et ne donne pas priorité à l’une des deux régions » [55]. Ce qui semble donc être une contingence orthographique de traduction constitue une charge sémantique supplémentaire pour l’usage contemporain du terme en Relations Internationales et donne au terme français « Indopacifique », de facto, un potentiel de distinction avec les significations portées par « Indo-Pacific » ou l’« Indo-Pacifique ». Or, la France prétend précisément se doter d’une stratégie singulière à travers le récit qu’elle porte sur sa stratégie. Cette singularité passe par le rôle qui est donné à ses territoires ultramarins dans la lecture de l’espace et des enjeux de l’Indopacifique de la part de la France[56] et par la place accordée à la dimension environnementale dans l’articulation avec les objectifs de sécurité et défense et de développement du récit français sur sa stratégie[57].

Cette spécificité homophonique interroge alors si la stratégie en Indopacifique de la France modifie son approche de la nucléarité en Indopacifique ? La France s’inquiète explicitement des risques de prolifération nucléaire [58]. Quant à sa dissuasion nucléaire, c’est bien plutôt sur le théâtre européen que se jouent les éventuelles inflexions de doctrine de la défense française, bien que les incertitudes en Asie, quant à la crédibilité états-unienne, notamment, ne soient pas sans effets sur les inquiétudes en Europe[59]. Le rapport de l’approche française en Indopacifique à la nucléarité est surtout marqué par l’héritage des essais nucléaires dans ses relations diplomatiques et avec les populations océaniennes. En ce sens, si l’Indopacifique vise à s’investir dans le réordonnancement du monde pour ne pas le subir, en ce qui concerne la France, la réussite de cette démarche passe, en particulier, par la façon dont elle gère les héritages des 193 essais nucléaires effectués de 1966 à 1996 en Polynésie française. À ce titre, la commission d’enquête impulsée par la députée polynésienne Mereana Reid-Arbelot, relative à la politique française d’expérimentation nucléaire et à l’ensemble de ses conséquences[60] n’intègre pas le système de la stratégie française en Indopacifique mais elle n’en est pas moins une initiative nationale pouvant améliorer les relations de la France avec les populations océaniennes – ultramarines et étrangères – et diplomatiques avec ses partenaires, au bénéfice du déploiement de sa stratégie en Indopacifique.

La spécificité de l’Indopacifique français, soulignée par la singularité orthographique qui l’accompagne, n’est pas anodine pour accompagner la tentative de la France d’apparaitre comme un partenaire à privilégier pour des pays inquiets [61] des conséquences issues de la redéfinition des enjeux locaux, régionaux et internationaux portés par l’Indo-Pacifique (les autres conceptions que celle qui est supposée distinguer la France). Les États et territoires du Pacifique et de l’océan Indien, d’Asie du sud-est mais aussi les pays du pourtour oriental africain et occidental latino-américain peuvent y trouver un trait d’union concret – et pas simplement orthographique – avec leurs propres conceptions des espaces et des enjeux concernés.