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10. XXXX/XXXX
Dernière mise à jour le 03/02/2025
  • Conçu en réaction aux traumatismes des expérimentations nucléaires dans le Pacifique, le Traité de dénucléarisation du Pacifique Sud, ou traité de Rarotonga, présente des caractéristiques originales, relatives à ses objectifs, sa zone géographique ou encore aux États auxquels il s’adresse. Cependant la souplesse du concept même de zone exempte d’armes nucléaires ne risque-t-il pas d’en saper l’efficacité ?

Sommaire

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Institutions : FIPONUTNP

Autrices / Auteurs

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Le 6 août 1985, soit au quarantième anniversaire du largage de la bombe atomique américaine sur Hiroshima, le Traité de dénucléarisation du Pacifique Sud[1]ou traité de Rarotonga fut adopté par les treize membres[2] composant le Forum des îles du Pacifique Sud (FIPS)[3]. Il est officiellement entré en vigueur en décembre 1986.

Ouvert aux seuls États membres du Forum, le Traité fut complété par trois protocoles pour inviter les puissances nucléaires à s’y associer, une distinction étant faite entre celles présentes dans la région (Etats-Unis, France et Grande-Bretagne) et les autres (République populaire de Chine et URSS).

Conçue dans un contexte de guerre froide et de courses aux armements nucléaires, cette zone dénucléarisée a permis à une région aux souverainetés émergentes de s’affirmer sur la scène internationale. Cependant le traité de Rarotonga a aussi révélé les faiblesses du concept de zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN).

Le Traité de dénucléarisation du Pacifique Sud ou les traumatismes de l’atome

L’idée de développer une zone dénucléarisée dans le Pacifique Sud a commencé de germer dans l’ethos océanien alors que la menace nucléaire devenait une réalité tant globale que locale.

Les bombardements atomiques américains sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, le contexte de la guerre froide et de la course aux armements (y compris nucléaires) développés par les super puissances américaine et soviétique, et la crise des missiles de Cuba en 1962, avaient révélé au monde l’ampleur de la menace nucléaire. 

Qualifiée parfois de « lac nucléaire »[4], la région du Pacifique ‘sud’[5] était rapidement devenue une zone d’expérimentations des essais atmosphériques[6] tout d’abord américains, puis britanniques et enfin français.

Les expérimentations nucléaires américaines[7] se développèrent dans la zone micronésienne du Pacifique. Entre 1946 et 1962, les Américains y réalisèrent soixante-dix-huit essais atmosphériques (soixante-six dans les îles Marshall de Bikini et Eniwetok de 1946 à 1958, puis douze sur l’atoll américain de Johnston de 1958 à 1962). 

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De son côté, la Grande-Bretagne en réalisa douze sur le territoire australien (sur les îles de Monte Bello, et sur les sites aborigènes d’Emu Field et de Maralinga) entre 1952 et 1956 avant de les poursuivre dans les archipels des Gilbert et Ellis[8] entre 1957 et 1958[9]. Puis jusqu’en 1962, les États-Unis et la Grande-Bretagne réalisèrent leurs essais en collaboration, sur l’île Christmas, sur l’atoll américain de Johnston, puis dans les Marshall.

Pour leur part, les Français développèrent leur programme d’expérimentation nucléaire dans l’archipel des Tuamotu en Polynésie française à partir de 1966 et jusqu’en 1996, où ils réalisèrent 193 essais (dont 41 en atmosphère entre 1966 et 1974).

Le Pacifique subit ainsi plus de 300 essais[10], devenant l’une des trois plus importantes zones d’expérimentations, après le Nevada et la Sibérie.[11]

Que ce soit en tant que simples témoins, victimes directes ou indirectes, les populations d’Océanie furent rapidement confrontées aux conséquences des expérimentations.

En 1946, l’entière population des Bikini, avait ainsi été déplacée pour permettre la poursuite des expérimentations américaines sur leur atoll.

En 1954, un incident survenu lors d’un essai américain au-dessus des Bikini avait entraîné l’irradiation de l’équipage d’un chalutier japonais. Le vaste mouvement d’inquiétude généré dans toute la région avait poussé deux ans plus tard le gouvernement australien à retirer à la Grande-Bretagne le droit de poursuivre ses essais thermonucléaires sur le sol australien. Celle-ci transféra alors ses expérimentations sur l’île de Christmas.[12]

L’essai nucléaire américain réalisé le 9 juillet 1962 au-dessus de l’île Johnston, et apparemment observé jusqu’en Nouvelle-Zélande[13], est une autre illustration de ce qui convainquit progressivement les populations océaniennes de la nécessité de protéger leur environnement contre la menace du nucléaire en y développant une zone dénucléarisée.

Si elle fut initialement largement motivée par la volonté d’obtenir un arrêt définitif des essais français (les Américains et les Britanniques ayant cessé les leurs en 1962), une autre source d’inquiétude poussa les États océaniens à vouloir créer une telle zone, à savoir le rejet ou simplement le transport de déchets nucléaires ou de matières radioactives dans la région par des États comme le Japon ou les Etats-Unis.

Dès lors, cette ambition s’inscrivait aussi dans une démarche de dénucléarisation globale, dans la droite ligne de ses deux sources d’inspiration principales : le traité de Tlatelolco de 1967 et le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) de 1968.

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C’est ainsi qu’aux côtés de la Nouvelle-Zélande, Fidji et la Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG) demandèrent que la création d’une zone dénucléarisée du Pacifique Sud soit inscrite à l’ordre du jour de la 30ème session de l’Assemblée générale de l’ONU. Si l’Australie tenta initialement d’imposer que les instruments régissant les ZEAN requissent le soutien et l’engagement des puissances nucléaires[14] Canberra abandonna sa condition et vota en faveur de la résolution 3477 (XXX) adoptée à une très forte majorité[15] le 11 décembre 1975 à l’Assemblée Générale de l’ONU.

Malgré la résolution onusienne, la progression vers une zone dénucléarisée du Pacifique Sud fut stoppée net avec le retour au pouvoir des partis conservateurs tant en Australie qu’en Nouvelle-Zélande qui, tout en ne rejetant pas directement cette zone, n’en prônèrent pas la réalisation non plus. Mais la réélection des travaillistes en Nouvelle-Zélande en 1982 et en Australie en 1983 amorça la relance du projet, tant au plan national que régional. La réunion des dirigeants du Forum des îles du Pacifique Sud en 1982 aboutit à une déclaration commune qui annonçait qu’une zone dénucléarisée dans la région respecterait la liberté de navigation dans la haute mer ainsi que les accords de défense existants (c’est-à-dire principalement le traité ANZUS[16]). En août 1983, le Premier ministre australien, Bill Hayden, annonça comme l’une des prérogatives de son gouvernement en matière de politique étrangère la création d’une zone dénucléarisée dans le Pacifique Sud et reprit de ce fait la direction du projet.

Cependant, parmi les principes énoncés, deux étaient révélateurs de la position ambigüe de l’Australie. Le premier précisait que les activités des pays de la zone respecteraient les principes et Traités internationaux en vigueur, notamment le TNP, et tiendraient compte des accords régionaux en place. Le second soulignait que chaque État de la région conserverait ses droits de décider souverainement des questions liées aux accords de sécurité ou d’accès à ses ports ou aérodromes passés avec d’autres États. Dans les deux cas, la référence à l’alliance de l’Australie avec les États-Unis dans le cadre de l’ANZUS était claire. En introduisant ces deux points, Canberra avait donc voulu rassurer son allié et protéger leur alliance. La Nouvelle-Zélande pour sa part s’illustra en refusant de compromettre sa position anti-nucléaire en faveur de cette alliance.[17]

Un an plus tard, les principes édictés par l’Australie furent adoptés par le Forum et la création d’un groupe de travail pour élaborer un projet de Traité fut décidée. Cinq sessions furent nécessaires pour aboutir, à Rarotonga, le 6 août 1985, à la création de la zone dénucléarisée du Pacifique Sud (voir carte ci-dessous).

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Forces et faiblesses du traité de Rarotonga

Traité novateur par rapport aux autres zones dénucléarisées, précédentes et suivantes (voir Les Zones dénucléarisées ou ZEAN), il présente des caractéristiques originales, relatives à son objet principal, sa zone géographique ou aux États auxquels il s’adresse. La première d’entre elles étant que, contrairement aux autres ZEAN, celle-ci ne se dit pas exempte ‘d’armes nucléaires’(Nuclear weapon-free zone) mais exempte ‘de nucléaire’  (South Pacific nuclear-free zone). 

Il révèle toutefois des faiblesses, liées justement à ces mêmes caractéristiques.

Si l’esprit des six articles qui composent le TNP ont inspiré l’approche générale du traité de Rarotonga, c’est le traité de Tlatelolco qui lui en a fourni des fondements plus pratiques.

La création de cette nouvelle zone dénucléarisée du Pacifique Sud, à la durée illimitée, souligne une aspiration géostratégique d’interdiction totale non seulement des armements nucléaires, mais de tout dispositif explosif nucléaire, et de leur élimination à terme.[18] Elle établit la volonté des États parties d’éviter que la région ne devienne un théâtre d’affrontement éventuel entre puissances nucléaires. Elle a également pour but de protéger l’environnement régional en y bannissant, comme dans le traité de Tlatelolco, l’immersion de déchets radioactifs. Cependant celui de Rarotonga est plus spécifique en interdisant, outre le transit ‘dans la zone’, le transport de ces dispositifs nucléaires à l’intérieur même des territoires et des eaux intérieures des États parties.[19]

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Composé de seize articles et de quatre annexes qui s’appliquent à ses treize États membres, trois protocoles additionnels permettent d’y associer les puissances nucléaires officielles[20].

L’originalité du traité de Rarotonga réside dans ce qu’il est le seul traité à explicitement imposer l’interdiction des expérimentations nucléaires dans la région (point 9 du préambule, réitéré à l’article 6 et renforcé dans le protocole 3), clair message à l’attention de la France, seule puissance qui les y poursuivait au moment de sa rédaction. 

Sa dimension géographique est, elle aussi, exceptionnelle. La zone s’étend ainsi à l’Ouest jusqu’aux limites de la mer territoriale de l’Australie, à l’Est jusqu’aux limites du traité de Tlatelolco, la limite Nord étant établie par l’Équateur[21] et elle s’arrête au Sud à la limite établie par le traité de l’Antarctique. Reliant géographiquement les traités déjà existants de l’Antarctique et de Tlatelolco, le Traité océanien a permis d’aboutir ainsi à la dénucléarisation (en principe) d’un cinquième de la planète et de près des 2/3 de l’hémisphère Sud.

Le Traité de Rarotonga a établi un système de contrôle du respect des obligations des parties qui repose sur des mécanismes internationaux et régionaux.

Les États, tous signataires du TNP, s’engagent à adopter et à mettre en œuvre des accords complets de sauvegarde avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Ces accords garantissent que les matériaux et installations nucléaires dans la zone sont utilisés uniquement à des fins pacifiques. Les mécanismes régionaux sont administrés par un « Directeur » du Bureau de coopération économique pour le Pacifique Sud lié au Secrétariat du Forum des îles du Pacifique. Ils prévoient des échanges d’information, et des inspections spéciales en cas de plainte de l’une des parties (aucune à ce jour). Des consultations des parties peuvent également être réalisées par un Comité Consultatif ad hoc.

Le Traité comprend aussi des dispositions concernant son examen, son amendement et le droit de retrait. Il prévoit également que les frontières de la zone seront étendues à mesure que d’autres pays deviendront membres du Forum et adhéreront au Traité (ce qui fut le cas des États fédérés de Micronésie, des Îles Marshall (en 1987) et des Palaos (en 1995).[22]

Toutefois, ce Traité présente aussi des faiblesses, directement inhérentes à son contenu ou celui de ses protocoles, à sa délimitation géographique, ou plus généralement aux principes régissant les ZEAN (voir Les zones dénucléarisées ou ZEAN).

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Tout d’abord, l’adhésion, au Traité ou à ses protocoles, est trop restreinte. Le FIP compte désormais cinq membres de plus qu’en 1985, mais il ne les autorise toujours pas à ratifier le Traité car ils ne sont pas indépendants [23]. Pas plus que ne le furent les puissances nucléaires officielles qui, si elles l’avaient été, auraient pu participer à l’élaboration du Traité lui-même, hypothèse fermement rejetée par des États comme le Vanuatu ou la PNG qui affirmaient ainsi leur souveraineté en matière de politique étrangère notamment. D’où la mise en place a posteriori de protocoles ouverts aux cinq puissances nucléaires officielles, ce qui, là encore, restreint inutilement l’impact que pourrait avoir cette ZEAN, tout particulièrement dans le contexte actuel de tensions renouvelées notamment autour de la mer de Chine. Cependant, la plus grosse faiblesse du Traité tient au fait que la ratification des Protocoles n’est pas contrainte, ni contraignante. Les USA les ont signés mais toujours pas ratifiés et donc ‘ne jouent pas le jeu’ onusien des ZEAN (ni celui du droit de la mer).  

En outre, dans une région essentiellement composée d’une multitude d’îles éparpillées sur un vaste territoire maritime, le Traité ne s’applique qu’aux territoires terrestres et aux mers territoriales, aux eaux intérieures et archipélagiques des États membres[24]. Toutes les zones de ZEE et de haute mer entrent dans les limites géographiques mais échappent au maillage juridique du Traité. Dès lors une zone dénucléarisée qui s’applique à une nébuleuse insulaire ne peut présenter de réelle cohésion géographique, et donc juridique, contrairement à d’autres zones dénucléarisées qui portent sur un continent ou un groupe d’États continentaux. 

Enfin, si l’article 5-1 du traité de Rarotonga rappelle que toute partie s’engage à empêcher tout entrepôt d’équipement explosif nucléaire sur son territoire, l’alinéa 2 attribue à chacun des États membres la liberté d’accorder aux « navires [ou] aéronef étrangers » le droit d’escale « dans ses ports maritimes et ses aérodromes », celui de passage en transit dans sa mer territoriale et ses eaux archipélagiques, même « dans des conditions ne relevant pas des droits de passage inoffensif ». Tout État partie au Traité pourra aussi autoriser le droit de transport, de visite, de stationnement et même celui d’établir des bases militaires sur son territoire, sans que la nature de l’équipement nucléaire du bâtiment étranger soit rédhibitoire. A la lecture de cet article, l’influence de l’Australie, qui a ainsi voulu préserver son allié américain, ses visites, ses stationnements et sa politique du Neither Confirm Nor Deny, est évidente. 

L’essence même du Traité et son principe fondateur qui voulait bannir tout nucléaire militaire de la région se trouvent donc ainsi fortement affectés sinon anéantis. 

Dès lors, quelle est la véritable utilité du Traité de dénucléarisation du Pacifique Sud ? Doit-on conclure qu’il représente un compromis entre les opinions parfois divergentes des États océaniens (ou des puissances extérieures) sur la question de l’élimination de la menace nucléaire dans leur région ? Le Traité de Rarotonga a permis aux Océaniens d’obtenir une reconnaissance internationale. De ce fait, plus qu’un acte politique dirigé contre la France, il faut surtout l’aborder comme un instrument de reconnaissance internationale pour la région et un engagement dans la droite ligne des principes du TNP.

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Les ZEAN, et celle du Pacifique Sud en particulier, s’avèrent pourtant être des instruments très fragiles car entièrement dépendants de la bonne volonté et du respect des engagements des puissances nucléaires, seuls véritables vecteurs d’efficacité des Traités de dénucléarisation. En outre, le fait que tout État partie au traité de Rarotonga puisse librement accepter sur son territoire national (maritime, aérien ou terrestre) la présence de bâtiments étrangers équipés ou transportant du nucléaire sans qu’aucun autre membre ne puisse s’y opposer est l’un des plus gros facteurs de risque imposé à la région tout entière. Il entache la crédibilité du traité de Rarotonga, et celle du principe même de ZEAN. Il emporte également un risque de division au sein de la région, entre les États qui demeurent entièrement engagés contre toute présence nucléaire et les autres. Ainsi, poursuivant plus avant leur engagement global contre les armes nucléaires, neuf États insulaires du Pacifique Sud[25] ainsi que la Nouvelle-Zélande ont récemment ratifié le Traité d’interdiction des armes nucléaires de l’ONU (UNTNPW) entré en vigueur en janvier 2021. 

Faut-il, dès lors, interpréter cette décision d’une partie des États océaniens comme le renforcement de leur attachement à la dénucléarisation de leur région face à l’affermissement de l’engagement de l’Australie aux côtés de ses alliés traditionnels au sein de l’AUKUS[26], outil militaire de la stratégie indo-pacifique américaine ? Ne s’étant jamais vraiment perçue ou voulue océanienne, et en raison de sa constante ambiguïté face au nucléaire, le temps est-il venu de reconsidérer la nature de la relation entre l’Australie et le Traité de Rarotonga ?