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L’expression « impérialisme nucléaire », forgée au début des années 1960, à une époque où le sentiment anticolonial et antinucléaire était en plein essor, représente l’alliance subversive de deux termes présentant une connotation péjorative : « nucléaire », un mot qui évoque des images de ruine et de puissance transcendantale, et « impérialisme », un mot qui implique la soumission de peuples et de territoires à la domination d’une autorité étrangère. Dans cette optique, il est facile de comprendre pourquoi l' »impérialisme nucléaire » est devenu un slogan aussi puissant pour des organisations comme la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN). Il s’agit d’un « mode d’oppression systémique soutenu par l’État », activé par « toute utilisation du complexe nucléaire » dans « les sites actuels ou anciens de l’empire » [1].
Une telle définition, tout en fournissant un résumé succinct de l’impérialisme nucléaire, risque d’aplatir la compréhension du terme au point de lui faire perdre tout attrait conceptuel. D’où vient le « complexe nucléaire » et quel est le rapport entre ses origines et l’histoire impériale ? Comment le « complexe nucléaire » a-t-il modifié « l’impérialisme » lui-même ? Les sujets impériaux doivent-ils nécessairement être positionnés comme des victimes opprimées, ou les projets nucléaires sur les « sites d’empire » contiennent-ils un réseau plus nuancé de connexions dans lequel ces sujets ont un pouvoir d’action ?
Lorsque Kwame Nkrumah et les opposants internationaux aux essais nucléaires français ont proclamé en 1960 un « nouvel impérialisme nucléaire », ils ne cherchaient pas simplement à faire du sensationnel. [2] Ils cherchaient à mettre en évidence une véritable transversalité, idéologique et matérielle, entre l’impérialisme occidental et les projets modernisateurs de développement de l’énergie nucléaire. En dénonçant l' »impérialisme nucléaire », ils situaient le développement de l’énergie nucléaire dans le temps et dans l’espace : à la fois comme un chapitre de l’histoire impériale moderne et comme un ensemble de relations inégales liant les États capitalistes avancés aux États coloniaux ou postcoloniaux (figure 1).
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Figure 1
L’intérieur de la conférence sur « l’action positive », organisée par Kwame Nkrumah à Accra, au Ghana, en avril 1960. Photographie parue le 7 avril 1960 dans Evening News (journal fondé par K. Nkrumah).
Le 7 avril 1960, le premier dirigeant du Ghana postcolonial, Kwame Nkrumah, a prononcé le discours d’ouverture de la Conférence d’action positive pour la paix et la sécurité à Accra, au Ghana. La photo montre l’estrade depuis laquelle Nkrumah s’est exprimé, sur laquelle était inscrite la phrase « Pas d’impérialisme nucléaire ». La conférence, à laquelle ont participé des délégués de plus de 20 États africains et d’organisations pacifistes du monde entier, a été convoquée en raison de ce que Nkrumah a appelé « l’apogée d’outrages impitoyables et concertés à l’encontre des peuples pacifiques » d’Afrique. Outre les formes « flagrantes » et « plus anciennes » d’impérialisme, telles que le « massacre gratuit » de manifestants anti-apartheid en Afrique du Sud quinze jours avant la conférence, les « outrages » auxquels Nkrumah faisait référence incluaient également ce qui lui semblait être une étape supplémentaire dans l’oppression : l’explosion, le 13 février, d’une bombe atomique française dans le Sahara algérien (The National Archives, DO 35/9382, « Dr Nkrumah’s Speech to the Conference on Positive Action and Peace and Security in Africa », 7 avril 1960).
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À cet égard, une lecture critique de l’impérialisme nucléaire fait appel à deux champs d’étude en particulier : celui du « nouvel impérialisme » ou du « néocolonialisme » d’une part, et celui de la géopolitique et de l’écologie politique d’autre part. Kwame Nkrumah a joué un rôle clé dans l’élaboration des fondements théoriques du premier. L’accent qu’il a mis sur le mot « nouveau » dans sa condamnation du « nouvel impérialisme nucléaire » fait référence aux travaux de l’économiste libéral classique John Hobson, qui avait déjà parlé d’un « nouvel impérialisme » pour expliquer comment le capital excédentaire et les marchés avaient stimulé la ruée vers l’Afrique à la fin du dix-neuvième siècle.
Nkrumah a développé cette ligne de pensée dans son livre de 1965, Neo-Colonialism, qui suggère que les projets nucléaires sont façonnés par la dépendance permanente des États africains vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis, en dépit de leur indépendance formelle après la décolonisation. Il fait spécifiquement référence à l’alliance des banquiers britanniques, français et américains qui « dominent les secteurs monétaires et fiscaux des […] nouveaux États indépendants », et contribuent ainsi à « la nouvelle révolution industrielle de l’automatisation, de l’électronique, du nucléaire et du développement de l’espace ». [3] Les projets nucléaires reflètent les « manigances d’un colonialisme politiquement frustré », qui a utilisé la finance et la technologie pour prendre ses distances avec une domination impériale qui se fondait sur l’occupation de territoires[4].
Cette perspective a influencé la manière dont l’énergie nucléaire et l’impérialisme ont été historicisés. Gabrielle Hecht a affirmé que le développement des technologies nucléaires par les États impériaux « était destiné à remplacer l’empire … en tant que nouveau moyen et symbole de la capacité d’un état à projeter son pouvoir à travers le monde ». [5] Considérer les projets nucléaires comme des substituts impériaux, ou comme la dernière étape du développement capitaliste et moderniste, offre une vision convaincante, mais elle peut aussi être par trop restrictive.
Les ressources, les valeurs et les réseaux impériaux n’étaient pas seulement catégoriquement distincts des projets nucléaires ou adjacents à ceux-ci ; ils ont également fortement influencé la manière dont ces projets ont été mis en œuvre. Les questions clés concernant la structure des projets nucléaires, notamment la gestion des risques et la sélection des sites d’essai, trouvent leurs réponses dans les histoires impériales. La façon dont les acteurs impériaux percevaient les environnements désertiques et les îles désertes – ainsi que les personnes qui les habitaient – a été un facteur majeur dans le développement nucléaire. Les valeurs impériales relatives à la nature, à la race et à la technologie ont été nucléarisées, ouvrant la voie à une « nouvelle espèce de problèmes » liés aux environnements toxiques, aux communautés exposées aux rayonnements radioactifs et au pouvoir militaro-industriel [6].
On pourrait même suggérer que l’impérialisme a été à l’origine de la « nucléarité » : le processus politique par lequel les matières et les technologies radioactives ont été jugées « nucléaires ». Bien avant que les États ne cherchent à contester et à étiqueter ce qui est nucléaire et ce qui ne l’est pas, ils ont dû déterminer comment les ambitions nucléaires pouvaient être réalisées. Il s’agissait d’un processus d’étiquetage spécifique et connexe dans lequel les acteurs, les réseaux et les valeurs impériaux jouaient un rôle de premier plan.
Le rôle des empires européens en tant qu’incubateurs de la science taxonomique, où les plantes, les animaux et les minéraux étaient classés dans des systèmes rationnels, a été particulièrement influent. En Grande-Bretagne et en France, les premières recherches sur les effets biologiques et environnementaux de la radioactivité d’origine humaine ont vu le jour dans les centres impériaux de médecine tropicale. Tout comme les îles paradisiaques sur lesquelles sa force destructrice se déchaînerait plus tard, la vie intérieure de l’atome a été décrite par les physiciens de la fin du XIXe siècle comme de la « matière exotique ».
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Tout comme l’impérialisme a façonné le développement nucléaire, le développement des technologies nucléaires a redéfini la pratique de la domination impériale, un autre facteur qui tend à être négligé dans les périodisations de l’impérialisme nucléaire. Étant donné que les technologies nucléaires ont servi à comprimer le temps et l’espace, elles ont également modifié les relations entre les métropoles impériales et les périphéries coloniales. Ces relations constituent l’archétype du modèle par lequel les empires et l’impérialisme nucléaire ont été interprétés, les « zones de sacrifice » périphériques fournissant la main-d’œuvre, les ressources et l’espace nécessaires aux priorités métropolitaines en matière de science et de technologie.
L’ère nucléaire s’est appuyée sur ces relations métropole-périphérie et les a transformées, en compromettant souvent la souveraineté nouvellement acquise des États indépendants. Comme l’a déclaré le haut-commissaire américain des Philippines à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance philippine, le 4 juillet 1946 : « toutes les nations ont cédé une partie de leur indépendance, de leur indépendance absolue, à l’avion, à la radio et à la bombe atomique ». [7] Collectivement, ces technologies ont permis de nouvelles formes d’impérialisme, dominant un système global, un « monde fermé » de « surveillance et de contrôle mondiaux par le biais d’une puissance militaire de haute technologie ».[8]
Ce nouvel impérialisme nucléaire, dont les États-Unis ont été les pionniers, a supplanté les politiques territoriales des empires européens. Les technologies nucléaires ont donné naissance à une « approche pointilliste de l’espace », les États-Unis possédant plus de 800 bases militaires dans le monde à la fin de la guerre froide. Dans ce contexte, l’armée américaine est devenue « le plus grand propriétaire foncier, le plus grand fournisseur d’équipements et le plus grand consommateur d’énergie au monde ». [9] Alors que de nos jours les entreprises des nouvelles technologies investissent dans de petits réacteurs modulaires pour répondre aux besoins énergétiques de l’intelligence artificielle, il semble que le « nouveau nucléaire » continuera à réinventer le tissu spatial de l’impérialisme en tant que mode de domination.
Le modèle métropole-périphérie, bien qu’utile pour théoriser l’écologie politique de l’impérialisme nucléaire, risque de dissimuler les complexités historiques des transactions nucléaires. La « périphérie » est une catégorie particulièrement instable, car les périphéries dans lesquelles les projets nucléaires ont été menés possédaient souvent leurs propres « centres » autour desquels tournaient les connaissances et les relations socio-économiques. Par exemple, l’anticolonialisme qui émerge à Tahiti lors des essais nucléaires français […] ne suscitent pas les mêmes tendances dans l’atoll de Hao, également situé en Polynésie française, dont les habitants profitent des essais pour bénéficier à leur tour d’une forme de centralité au temps de cet « âge d’or ».
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À cette fin, le modèle métropole-périphérie dont l’ « impérialisme nucléaire » tire sa signification est miné par un réseau beaucoup plus désordonné de transactions intracoloniales. Il est utile à ce stade de faire la distinction entre « impérialisme nucléaire » et « colonialisme nucléaire », qui ont tous deux des significations distinctes. Alors que le premier implique une relation plus distante et extractive avec les territoires périphériques, le second implique une interaction plus permanente, impliquant généralement l’intégration de colons et un plan de développement à plus long terme.
Les projets nucléaires ont eu tendance à s’appuyer sur des communautés de colons préexistantes plutôt que de chercher à en créer de nouvelles. À cet égard, ils ont alimenté une forme de colonisation interne, les peuples autochtones n’ayant aucun des droits de recours politique qui auraient été ouverts aux États coloniaux ou postcoloniaux, ces derniers formant un « troisième monde » entre le « premier monde » occidental et le « deuxième » soviétique. Les communautés indigènes, un « quatrième monde » largement invisible dans l’ordre international, ont eu tendance à subir les pires conséquences des essais nucléaires, quel que soit leur lieu d’implantation. Les essais français en Algérie, un pays du « tiers monde » qui luttait pour son indépendance lorsque les essais ont commencé dans les années 1960, ont été plus dévastateurs non pas pour les nationalistes, mais pour les communautés nomades de Touaregs qui dépendaient des oasis situées à proximité des sites d’essai.
L’interprétation des projets nucléaires comme une forme de « colonisation interne » met également en lumière le « colonialisme nucléaire » non occidental, qui échappe souvent à l’examen dans le cadre d’analyse marxiste-léniniste développé par Nkrumah. La Chine et la Russie soviétique ont également orienté leurs projets nucléaires en fonction du contrôle stratégique et de l’exploitation des territoires fédéraux. Les essais chinois dans le désert de Gobi ont étendu l’influence militaire à l’extrême nord-ouest, où les Ouïghours, une minorité musulmane, étaient les plus menacés ; les essais soviétiques ont eu des effets similaires dans le cercle arctique et la steppe kazakhe.
L’héritage à long terme des infrastructures nucléaires a également été cité comme une raison d’utiliser le « colonialisme » plutôt que l’impérialisme. Les retombées radioactives en particulier ont été considérées comme ayant pour effet de « coloniser » les corps et les environnements étrangers par le biais de leurs résidus toxiques. John Shiga a montré comment l’héritage des essais américains sur les îles Marshall a permis de perpétuer les pratiques militaro-scientifiques même après que l’île soit devenue un territoire sous tutelle de l’ONU. L’irradiation des îles signifiait que les corps de leurs habitants servaient de dépositaires des connaissances coloniales et nucléaires longtemps après la période des essais.
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Se référant aux mines d’uranium et aux sites de déchets nucléaires sur les terres indigènes aux États-Unis, Winona LaDuke et Ward Churchill ont même suggéré que la radioactivité et le colonialisme présentent d’intrigantes similitudes structurelles. D’une part, la chronologie des dommages qu’ils infligent est indéterminée et transgénérationnelle. D’autre part, il est difficile de demander des comptes aux auteurs de ces préjudices, en partie à cause de leur caractère indéterminé et omniprésent. « Ce que [le colonialisme radioactif] fait ne peut jamais être défait. … Cela ne pourra jamais être le problème de quelqu’un d’autre, quel que soit l’endroit où il se trouve à ce moment-là » [10].
Les retombées radioactives étant à l’échelle planétaire, on peut penser que les modèles impériaux sont devenus superflus, même si les périphéries coloniales étaient en première ligne des dommages nucléaires. Pourtant, les projets nucléaires et impériaux ont fusionné en raison d’une aspiration commune à la suprématie mondiale et à l’universalité. Ce faisant, ils ont également donné naissance à des formes de science et de compréhension planétaires. Les scientifiques qui ont étudié la propagation des radionucléides issus des essais nucléaires, par exemple, ont donné naissance à une discipline, l’écologie des écosystèmes. Pour citer Laura Martin, il semble que « la destruction soit la condition nécessaire pour comprendre que la vie est interconnectée » [11]. L’impérialisme a été un moteur essentiel de l' »Anthropocène nucléaire« , où les explosions et les déchets des essais ont laissé des signatures radioactives qui perdureront pendant des époques.
L’énergie nucléaire peut être interprétée de manière pertinente en relation avec l’impérialisme écologique ainsi qu’avec le nouvel impérialisme ou le néocolonialisme. De ce point de vue, tous les projets nucléaires, quel que soit l’État qui les supervise, présentent des caractéristiques impériales. La demande en énergie nucléaire est si importante qu’ils ne peuvent être menés à bien sans recourir à des pratiques de domination à l’étranger ou en interne. On pourrait donc affirmer que les ressources coloniales et les stratégies impériales ont permis aux États de faire un « saut quantique » vers le nucléaire : un saut qu’ils auraient été autrement « matériellement incapables » de faire, pour citer Alfred Crosby.
En proposant une définition élargie de l’impérialisme nucléaire, cette notice a tenu compte de la complexité de l’histoire impériale et du dynamisme des théories de l’impérialisme. Ceci était nécessaire car, alors que la domination et le pouvoir sont eux-mêmes déjà protéiformes, lorsque l’on croise ces enjeux avec des technologies qui évoluent constamment, ils s’en trouvent refaçonnés. Bien qu’il soit tentant de conclure par une définition fixe en une phrase, un tel effort éliminerait les dynamiques qui ont fait de l’impérialisme nucléaire une force si puissante dans l’histoire du monde. Le temps de fixer une telle définition, la réalité vivante et historique de l’impérialisme nucléaire aurait déjà évolué, comme ce sera certainement le cas à l’ère de l’intelligence artificielle et des petits réacteurs modulaires.