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Dernière mise à jour le 06/02/2025
  • Gaston Flosse, né en 1931, a sans doute marqué la vie politique polynésienne et française du fait de sa longévité au cœur du pouvoir entre Pape’ete et Paris. Sa vie politique est intimement liée au CEP et aux essais nucléaires en Polynésie française, qu’il considère comme une « ressource politique ». Cette mise à profit de la présence du CEP le conduit au sommet de l’État et lui permet de s’afficher à la fois comme étant le père de l’autonomie polynésienne et le défenseur de la politique nucléaire de la France dans le Pacifique Sud, pour le meilleur et pour le pire.

Sommaire

Mots-clefs

Noms communs : autonomie internehomme politiquepouvoir

Autrices / Auteurs

Manatea Taiarui
Manatea Taiarui
Professeur certifié d’histoire-géographie | Doctorant en histoire contemporaine

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Introduction

La vie et l’ascension politique de Gaston Flosse en Polynésie française et en France est fortement liée au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et aux essais nucléaires. Né le 24 juin 1931, enfant de Mangareva, une île de l’archipel des Gambier, d’un père français venu exploiter la perle noire et d’une mère mangarevienne, Gaston Utati Flosse est un « demi » revendiquant son attachement à la France mais qui n’appartient pas à la classe « bourgeoise » que constitue alors cette catégorie sociale incarnée par les grandes familles métissées tahitiennes. Élevé ensuite à Tahiti chez les frères de Ploërmel, il apprend, en français obligatoire, l’histoire de France. Cette éducation « à la française » et son attachement à la Polynésie (il parle couramment le mangarevien et le tahitien) influencent grandement son parcours [1]. Sa carrière politique lancée en 1957, à 26 ans, est rapidement structurée et conditionnée par le CEP et les essais nucléaires, qu’il considère dès l’origine comme étant une « ressource politique », c’est-à-dire, selon le politiste Rudy Bessard, un moyen pour lui de gravir les échelons politiques, de créer des réseaux et de développer un pouvoir personnel selon une approche machiavélienne[2]. Gaston Flosse accumule les mandats politiques tant au niveau local (chef de district, maire, conseiller de gouvernement, conseiller territorial, président de l’Assemblée territoriale, président du gouvernement) qu’au niveau national (député français et européen, sénateur, secrétaire d’État). Son ascension politique est le fruit d’une intense mise à profit de la présence du CEP et de ses liens avec les milieux politiques français. D’abord hostile à l’autonomie du territoire, il en devient un farouche défenseur à partir des années 1970, pour devenir ensuite l’un de ses créateurs en 1984, sur fond d’enjeux stratégiques liés aux essais nucléaires et des relations privilégiées avec Paris, à l’heure où la France a besoin d’associer cet élu local à sa politique dans le Pacifique Sud pour pérenniser le CEP dans les années 1980-1990.

Un soutien précoce aux essais nucléaires (1957-1974)

Le CEP comme « ressource politique »

Gaston Flosse, instituteur de métier dans l’enseignement privé, puis un temps assureur, s’engage en politique en intégrant en 1957 une liste loyaliste gaulliste sans étiquette nommée « France-Tahiti », conduite par Franck Richmond, qu’il a rencontré chez les frères de Ploërmel, et Walther Grand, ami de son père, des anciens du Rassemblement du peuple français (RPF). Mais face au faible score de cette liste aux élections territoriales, Gaston Flosse passe chez l’ancien adversaire et devient membre de l’Union tahitienne (UT) en 1958, une autre formation loyaliste et gaulliste affilié à l’Union pour la nouvelle République (UNR). Ce parti est opposé aux autonomistes du Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (RDPT), dirigés par Pouvanaa Oopa. L’UT devient en avril 1958 l’Union tahitienne démocratique (UTD). Grâce à Rudy Bambridge, avocat et homme d’affaires, Gaston Flosse gravit les échelons au sein du parti et devient chef de la section UTD de Pīra’e, district limitrophe de Pape’ete, où sa famille est installée. En 1963, il est élu chef du district (maire) de Pīra’e, qui devient une commune en 1965 à sa demande [3]. Proche du gouverneur Jean Sicurani (1965-1969), Gaston Flosse devient ensuite un conseiller de gouvernement (équivalant de ministre), en charge de l’agriculture, en 1965[4]. En tant que maire, il bénéficie des crédits alloués aux communes (et non aux districts) et surtout de l’installation du CEP, en chantier entre 1963 et 1966, pour électrifier sa commune et engager des grands travaux d’infrastructures : routes, écoles et marché[5].

Selon le politiste Rudy Bessard, le CEP est rapidement associé à une ressource pour Gaston Flosse, qui lui permet d’étendre son réseau politique et économique et d’avoir le soutien des autorités de l’État ainsi que des Armées pour sa carrière et ses projets communaux [6]. Au début des campagnes de tirs, en tant que membre du conseil de gouvernement, il est associé au secret des activités du CEP et des expérimentations aériennes. Gaston Flosse est donc tenu informé des risques radiologiques des essais, sans doute sans avoir pris conscience de leur dangerosité. Le 2 juillet 1966, il accompagne une délégation composée d’élus locaux, fonctionnaires et du ministre d’État en charge des Départements et territoires d’Outre-mer, le général Pierre Billotte pour assister au tir Aldébaran, visible depuis la montagne Taku de Mangareva, île située à 400 kilomètres de Moruroa. Gaston Flosse et la délégation doivent partir en vitesse le lendemain en raison des retombées radioactives[7]. John Doom, premier adjoint au maire de Pīra’e en 1966, évoque dans ses Mémoires d’une vie partagée que Gaston Flosse appuie les affirmations mensongères du ministre Pierre Billotte sur l’innocuité du tir lors de la conférence de presse qui a lieu dans la foulée, le soir du 3 juillet[8]. Gaston Flosse déclare bien plus tard dans la presse en 2005, dans le contexte de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française, n’avoir jamais entendu parler de retombées[9].

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Lors de visite du général Charles de Gaulle en septembre 1966 pour inspecter le CEP et assister au tir Bételgeuse, Gaston Flosse l’accueille à Pīra’e le 8 septembre et y prononce un discours rappelant l’attachement des Polynésiens à la France « complètement et pour toujours [10] ». Mais les bouleversements induits par l’implantation du CEP sont constatés par Gaston Flosse dans sa commune en « expansion presque démesurée[11] ». Il demande à travers son discours une aide économique de l’État pour soutenir les projets d’infrastructures communaux. Gaston Flosse incarne peu à peu la parole de l’État de manière assumé et voit le CEP comme étant une ressource économique non-négligeable. Calcul politique ou loyalisme envers la République et Charles de Gaulle ? Il est difficile d’apporter une réponse, mais il est clair qu’il est farouchement opposé, jusque dans les années 1970, aux autonomistes anti-CEP menés par John Teariki et Francis Sanford.

L’hostilité à l’autonomie du territoire

Entre 1963, date de la dissolution du RDPT par le gouverneur Aimé Grimald (1961-1965), et 1977, année de la création du Tāhō’ēra’a Huira’atira (Union du peuple), les idées autonomistes sont incarnées par les députés John Teariki du Here ’Āi’a (L’amour du pays) et Francis Sanford du ’Ē’a ’Āpi (La voie nouvelle). En 1962, à la suite de désaccords, Rudy Bambridge, Gérald Coppenrath et Gaston Flosse quittent l’UTD pour créer l’Union tahitienne-Union pour la nouvelle république (UT-UNR). Celle-ci devient l’Union tahitienne-Union pour la défense de la république (UT-UDR) en 1968 [12]. Rudy Bambridge, souhaitant se retirer de la vie politique, cède sa place de chef de parti à Gaston Flosse en 1971. Ce dernier devient le principal opposant aux partis autonomistes et antinucléaires.

Après des manœuvres politiques et une alliance avec quelques anti-autonomistes indépendants pour contrer le Here ’Āi’a et le ’Ē’a ’Āpi, au pouvoir depuis 1967, Gaston Flosse parvient à être élu président de l’Assemblée territoriale à l’issue des élections territoriales de 1972. Mais les autonomistes John Teariki (depuis 1963) et Francis Sanford (depuis 1968) poursuivent leur contestation, avec virulence, du CEP. Le 23 juin 1973, ils organisent, avec Jean-Jacques Servan-Schreiber et le Bataillon de la paix, une manifestation antinucléaire à Pape’ete rassemblant environ 5 000 personnes [13]. Ils n’hésitent pas à brandir l’argument d’une indépendance pure et simple de la Polynésie française pour pousser l’arrêt des essais nucléaires[14]. Selon l’historienne Sarah Mohamed-Gaillard, « les opposants au CEP concluaient que la prise de distance de la Polynésie française à l’égard de la Métropole, constituait le moyen d’éloigner le nucléaire de l’archipel[15]. » Cette première manifestation anti-CEP, et l’appel à un référendum sur l’indépendance du député Francis Sanford et de son suppléant John Teariki fait réagir Gaston Flosse. Le 25 juin 1973, il envoie au président Georges Pompidou une lettre co-signée par 61 élus de la majorité (dont lui-même) dénonçant l’attitude des autonomistes : « Nous tenons à vous dire fermement que nous désapprouvons cette agitation artificielle provoquée ». La lettre ajoute que les signataires sont « Vivement préoccupés des répercussions que pourrait avoir, sur le maintien de l’expansion économique, l’arrêt brutal des activités du Centre d’Expérimentation du Pacifique prônés par des irresponsables […]. » En juillet 1973, il déclare en conférence de presse qu’il n’est pas opposé à l’organisation d’un référendum dans la mesure où cela enterrerait définitivement la question de l’indépendance. Mais il regrette que, pour se faire élire aux législatives, Francis Sanford ne s’est pas opposé aux essais nucléaires pendant sa campagne électorale, dénonçant le changement de cap du député : « Lier l’indépendance à la bombe n’est qu’un prétexte ridicule […][16] ». Si ce projet de référendum est très vite oublié, l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 ouvre une nouvelle possibilité aux autonomistes pour négocier une évolution statutaire, dans un contexte où l’opposition aux essais nucléaires, en Polynésie française mais aussi en Océanie, est de plus en plus visible.

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Son ascension politique et son influence entre Pape’ete et Paris (1975-1991)

La création du Tāhō’ēra’a Huira’atira et l’adoption des idées autonomistes

À partir du milieu des années 1970, Gaston Flosse, à la suite de la victoire de l’alliance autonomiste aux élections territoriales de 1977, prend conscience que l’ensemble des Polynésiens embrassent peu à peu les idées autonomistes. Aussi, l’identité tahitienne s’affirme progressivement. La même année, un statut d’autonomie de gestion est accordé à la Polynésie française. Gaston Flosse décide de « tahitianiser » son parti. L’UT-UDR prend officiellement le nom de Tāhō’ēra’a Huira’atira afin de se détacher de son identité trop « française » et adopte une posture de plus en plus autonomiste. Le parti s’affiche comme étant attaché aux particularismes polynésiens et adopte des symboles locaux (le fe’i comme emblème et la couleur orange).

Néanmoins, et contrairement au Here ’Āi’a et au ’Ē’a ’Āpi, le Tāhō’ēra’a Huira’atira ne conteste pas la présence du CEP : il continue de tirer profit politiquement de sa présence pour mettre en avant le développement et la prospérité de la Polynésie française, tout mettant de côté les déséquilibres et les inégalités socio-économiques. La stratégie fonctionne et le Tāhō’ēra’a Huira’atira devient peu à peu le premier parti de Polynésie française. Gaston Flosse tire également profit à la fois de la sclérose du Front uni pour l’autonomie interne de John Teariki et Francis Sanford pour récupérer les idées autonomistes et du déplacement du clivage politique. Plusieurs partis indépendantistes émergent en effet : le Ia Mana Te Nūna’a (Le pouvoir au peuple) de Jacqui Drollet et le Tāvini Huira’atira (Servir le peuple) d’Oscar Temaru. En 1978, Gaston Flosse est élu député de la 2e circonscription de la Polynésie française et en 1980, à la surprise de tous, il déclare déposer une proposition de loi pour une évolution vers l’autonomie interne, avec le soutien de Jacques Chirac [17].

Le défenseur du CEP et de l’autonomie : une influence au-delà de l’État

Le 5 décembre 1976, Gaston Flosse est présent lors de la création du Rassemblement pour la république (RPR) par Jacques Chirac en Corrèze. Étant membre du comité central du parti, il entretient dès lors une relation étroite avec Jacques Chirac [18]. Au niveau local, le Tāhō’ēra’a Huira’atira, remporte les élections territoriales de 1982, ainsi que la majorité des communes de Polynésie française en 1983. Gaston Flosse, en tant que vice-président du Conseil de gouvernement, ouvre la voie à l’autonomie interne. Il obtient cette dernière en 1984, dans le cadre de la décentralisation voulue par le président François Mitterrand. Gaston Flosse devient le premier président du gouvernement local, tandis que le CEP continue ses campagnes de tirs à l’heure où le Tāhō’ēra’a Huira’atira domine la vie politique. Gaston Flosse devient ainsi l’homme fort du territoire et l’interlocuteur politique incontournable pour le gouvernement central (figure 1). Des évolutions statuaires ont lieu ensuite en 1990, 1996 et 2004.

Sans réelle opposition, cette domination politique et l’utilisation de la manne financière apportée par le CEP et l’État favorisent les abus et les dérives entre 1984-1987 et 1991-2004 : détournement de fonds publics, train de vie fastueux et ostentatoire, surveillance de la presse et des opposants politiques, effacement des contre-pouvoirs, propagande, culte de la personnalité, clientélisme, corruption, favoritisme, népotisme, emplois fictifs, financements obscurs du Tāhō’ēra’a Huira’atira, dissimulation de patrimoine, mutation de fonctionnaires gênants, construction d’infrastructures démesurées (par exemple le palais présidentiel, la mairie de Pīra’e, le centre hospitalier de Tahiti, le lycée hôtelier de Tahiti), et création d’un service d’ordre et de renseignement [19]. Ce « système Flosse » est révélateur de la mégalomanie, des rêves de grandeur et des pratiques autoritaires du président favorisées par la présence du CEP et le silence des autorités françaises. Jacques Foccart, le conseiller de l’ombre du général de Gaulle et de Georges Pompidou aux pratiques pourtant similaires, présente un portrait peu flatteur de Gaston Flosse, le décrivant comme étant « une crapule, le plus grand voyou de la terre ». Cette « république bananière » est dénoncée dès 1988 par le journaliste Jean-Pascal Couraud dans Les Nouvelles de Tahiti à travers un numéro spécial intitulé « Le règne calamiteux de G. Flosse[20] », où le président, surnommé avec dérision Gaston Ier, ou Bokaflossa Ier, est comparé à Bokassa Ier, empereur de Centrafrique (1976-1979). Malgré les multiples procédures judiciaires à l’encontre du président faisant de lui l’homme politique le plus poursuivi de la Cinquième République[21], ce « système Flosse » atteint son paroxysme entre 1991 et 2004, manifestant certains traits d’un véritable régime autoritaire défendant le CEP et la présence française dans le Pacifique.

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En effet, en 1986, Gaston Flosse est invité à participer aux affaires de l’État. Il est nommé secrétaire d’État en charge du Pacifique Sud dans le cadre de la cohabitation Mitterrand-Chirac. Les enjeux sont multiples dans la région : oppositions antinucléaires des États de l’Océanie, affaire du Rainbow Warrior et crise politique en Nouvelle-Calédonie. Le Premier ministre Jacques Chirac a besoin d’un connaisseur, d’un Océanien à même de défendre les intérêts de la France. Gaston Flosse se fait ainsi le chantre de la politique française dans le Pacifique. Ses tâches sont nombreuses : il s’occupe d’apaiser les relations avec Fidji, épicentre de la contestation antinucléaire ; il multiplie les voyages diplomatiques dans les pays insulaires (Salomon, Tonga, Cook, Samoa, Vanuatu, entre autres) ; il construit une diplomatie sportive du va’a basée sur l’envoi de pirogues de compétition à quelques pays océaniens ; il soutient des projets de développement pour les États subissant des catastrophes climatiques ; il implante l’Université française du Pacifique à Pape’ete et Nouméa [22]. Mais les dérives s’accumulent également à cette échelle : il exerce une « diplomatie du carnet de chèque » en distribuant les « fonds d’action et de coopération » sans réel contrôle de Paris, « en fonction de son humeur[23] » à ses plus proches alliés du Pacifique. Une « paradiplomatie flossienne » et un réseau transnational océanien prennent forme au service de la politique française. Cette diplomatie, au bilan mitigé puisqu’elle prend fin en 1988, est remobilisée un temps en 1995-1996.

À l’échelle polynésienne cependant, Gaston Flosse, du fait de sa nomination au sein du gouvernement de Jacques Chirac, est contraint de démissionner de la présidence du gouvernement de la Polynésie française en février 1987. Loin des affaires politiques locales, Gaston Flosse perd un temps le pouvoir au profit de ses adversaires politiques et d’Alexandre Léontieff, un dissident du Tāhō’ēra’a Huira’atira ayant créé son parti, Te Ti’arama (Le gardien), sur fond d’émeutes et de conflits sociaux qui secouent Pape’ete en octobre, et de crise politique en décembre 1987 [24]. Gaston Flosse entame une petite traversée du désert mais ne manque pas de prendre sa revanche en 1991.

Une présidence à la fois favorisée et fracturée par les essais nucléaires (1992-1996)

Le moratoire sur les essais nucléaires et le pacte de progrès

Gaston Flosse revient au pouvoir après sa victoire lors des élections territoriales de 1991. En avril 1992, François Mitterrand décide la suspension des essais nucléaires pour des raisons de politique intérieure et extérieure. Si la décision est saluée par les acteurs politiques et associatifs opposés aux essais, Gaston Flosse s’inquiète des conséquences économiques liées à l’arrêt du CEP et réclame une compensation financière par le biais d’un pacte de progrès [25]. Des centaines de travailleurs locaux et des dizaines d’entreprises employés par le CEP cessent leurs activités. En 1993, un protocole d’accord est signé à Paris et le pacte de progrès, d’une hauteur de 270 milliards de francs pacifique financé à 45 % par l’État, est structuré autour du développement économique, social et culturel du territoire. En 1994, un contrat de développement de cinq ans est signé à Pape’ete, engageant l’État et le territoire à participer à hauteur de 51 milliards de francs pacifique chacun.

Mais, selon l’historien Jean-Marc Regnault, ces outils sont révélateurs de l’échec du développement du territoire : l’économie polynésienne est fragile et le CEP a trop longtemps habituer le territoire à de nombreux transferts financiers de l’État, développant le secteur tertiaire au détriment des secteurs productifs. La présence du CEP n’a pas permis à la Polynésie française de se développer ou de formuler des projets sur le long terme, malgré quelques avancées socio-économiques réalisées durant la présidence de Gaston Flosse (création de la protection sociale généralisée en 1995 ou de la compagnie aérienne Air Tahiti Nui en 1996) [26]. Le « système Flosse » capte en effet une grande partie des finances du territoire et la situation politique s’aggrave avec la reprise des essais en 1995.

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La reprise des essais nucléaires ou le nécessaire appui de Gaston Flosse

Suivant sa promesse électorale, Jacques Chirac annonce en juin 1995 reprendre une ultime campagne de tir. Dans un premier temps, Gaston Flosse accepte difficilement cette nouvelle, préoccupé par les retombées politiques de cette reprise [27]. Mais il sait que la décision du Président de la République est irrévocable. La France est une nouvelle fois en difficulté dans le Pacifique et fait face aux oppositions des États, syndicats, églises et associations d’Océanie. En août 1995, Gaston Flosse participe de la communication politique des autorités françaises visant à montrer l’innocuité des essais, notamment en se baignant dans le lagon de Moruroa avec les militaires français sous les yeux de la presse nationale et locale[28]. Mais à Tahiti, la nouvelle ne passe pas : 10 000 personnes manifestent à Pape’ete le 29 juin 1995. La capitale est bloquée durant trois jours et est le lieu de grandes manifestations durant huit jours. La mobilisation reste forte jusqu’en septembre, mais les autorités procèdent au premier tir de la campagne le 5 septembre 1995. Le 6 septembre, de violentes émeutes ont lieu à Fa’a’a et Pape’ete. L’aéroport est incendié dans la journée. Le soir, les violences se déplacent dans la capitale et de nombreux bâtiments et commerces sont pillés et brûlés. Les 200 gendarmes mobilisées pour rétablir l’ordre sont appuyés par les légionnaires venus de Moruroa le soir des émeutes[29]. Les évènements du 6 septembre permettent à Gaston Flosse de s’afficher comme étant le garant de l’ordre et de la sécurité, face aux indépendantistes. Le Tāhō’ēra’a Huira’atira remporte largement les élections territoriales de 1996, face au Tāvini Huira’atira qui progresse néanmoins dans les urnes.

Entre juin et septembre 1995, sur le plan régional, Gaston Flosse est une nouvelle fois sollicité à la fois par le président Jacques Chirac et son Premier ministre Alain Juppé pour cultiver de bonnes relations avec les pays du Pacifique Sud afin d’atténuer leurs contestations antinucléaires [30]. Gaston Flosse envoie de nombreuses lettres aux chefs d’État et se rend dans certains États insulaires (Tonga, Samoa, Fidji notamment) pour calmer les protestations et empêcher le boycott des Jeux du Pacifique prévus à Tahiti en août-septembre 1995. Gaston Flosse informe Jacques Chirac que, grâce à son intervention, Fidji et les Îles Cook renoncent finalement à boycotter les Jeux[31]. Les missions de Gaston Flosse prennent le dessus sur celles du Quai d’Orsay dans la zone, suscitant les critiques de quelques diplomates. Cette influence de Gaston Flosse est révélatrice de la relation privilégiée qu’il entretient avec le Président de la République. En mars 1996, après le dernier tir nucléaire réalisé le 27 janvier, Gaston Flosse est mandaté par Jacques Chirac pour signer au nom de la France le traité de Rarotonga, entérinant l’arrêt définit des essais nucléaires français dans le Pacifique.

Entre 1996 et 2004, date à laquelle Gaston Flosse perd le monopole absolu du pouvoir politique, « l’après-CEP » et le devenir des sites nucléaires structurent paradoxalement sa politique d’invisibilisation de cette période, au nom du progrès économique, social et politique, en demandant à Paris évolutions statutaires et transferts financiers.

Conclusion

Gaston Flosse occupe une place centrale dans la vie politique de la Polynésie française au temps des essais nucléaires. Il voit le CEP comme étant une « ressource politique » visant à progresser dans sa carrière et soutenir des projets de développement, d’abord dans sa commune, ensuite pour son territoire. Gaston Flosse, au départ hostile à l’autonomie, s’adapte à la situation politique du moment et n’hésite pas à soutenir l’évolution statutaire, qu’il obtient en 1984, faisant de lui le père de l’autonomie interne. Sa relation intime avec Jacques Chirac, Premier ministre puis Président de la République, le conduit à mettre en place un système clientéliste et autoritaire dans le territoire mais à être sollicité pour défendre, en tant qu’Océanien français, le programme d’essais nucléaires de la France dans le Pacifique et à soutenir l’argument controversé de l’innocuité des tirs. Cet argument n’est plus valable aujourd’hui. En 2021, après la publication du livre Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie de Sébastien Philippe et Tomas Statius, Gaston Flosse, alors retiré des affaires politiques depuis 2014 (mais pas de la vie politique), déclare en plateau télévisé que « si j’avais su que c’était aux prix de sacrifices, de vies humaines, je me serais opposé avec violence [32] ». Sincérité ou ultime adaptation à la situation politique du moment ?

  • Bibliographie

    Sémir Al Wardi, Tahiti et la France. Le partage du pouvoir, Paris, L’Harmattan, 1998.

    Sémir Al Wardi, Tahiti Nui ou les dérives de l’autonomie, Paris, L’Harmattan, 2008.

    Rudy Bessard, « Pouvoir personnel et ressources politiques. Gaston Flosse en Polynésie française », thèse de doctorat de sciences politiques sous la direction de Daniel Bourmaud, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2013.

    Éric Conte (dir.), Une Histoire de Tahiti des origines à nos jours, Pape’ete, Au vent des îles, 2019.

    Gérard Davet, Fabrice Lhomme, L’homme qui voulut être roi, Paris, Stock, 2013.

    Renaud Meltz, Alexis Vrignon (dir.), Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires dans le Pacifique, Paris, Vendémiaire, 2022.

    Sarah Mohamed-Gaillard, L’Archipel de la puissance ? La politique de la France dans le Pacifique Sud de 1946 à 1998, Bruxelles, Peter Lang, 2010.

    Jean-Marc Regnault (dir.), François Mitterrand et les territoires français du Pacifique (1981-1988), Paris, Les Indes savantes, 2003.

    Jean-Marc Regnault, Le Pouvoir confisqué en Polynésie française. L’affrontement Temaru-Flosse, Paris, Les Indes savantes, 2005.

    Jean-Marc Regnault, Gaston Flosse. Un Chirac des tropiques ?, Pape’ete, Api Tahiti, 2020.

  • Sources

    Archives nationales de France, AG/5(1)/145, Présidence de Charles de Gaulle.

    Archives nationales de France, AG/5(5)/BE/88, Présidence de Jacques Chirac.