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Dernière mise à jour le 16/12/2025
  • L’agentivité (de l’anglais agency parfois traduit par capacité d’agir) peut être définie d’une manière générale comme la capacité limitée mais réelle des individus et groupes sociaux d’agir intentionnellement sur leurs mondes. Ce terme est très présent dans les sciences sociales et humaines d’aujourd’hui ainsi que dans des domaines comme le développement et la coopération internationale. Sa définition et son utilisation sont l’objet de débats et de critiques, tout comme sa traduction en français. L’agentivité reste néanmoins un concept utile pour mieux prendre en compte comment les Polynésiens et les Polynésiennes ont vécu, se sont adaptés et ont résisté aux impacts socio-culturels qui ont accompagné la colonisation et surtout l’implantation du CEP.

Sommaire

Mots-clefs

Noms propres : Henri HiroJohn TearikiNuku HivaTureia

Autrices / Auteurs

Depuis janvier 2020, Antoine Burgard est maître de conférences en histoire contemporaine de l’humanitaire à l’Institut pour l’humanitaire et la réponse aux conflits (HCRI). Il a rejoint le HCRI en 2018 en tant que chercheur postdoctoral de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah à Paris. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université Lumière Lyon 2 et de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est actuellement chercheur principal d’un projet ESRC New Investigator (2025-2028) sur l’âge dans la police des frontières en Grande-Bretagne et en France.

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L’agentivité (ou agency en anglais) se comprend comme la capacité limitée mais réelle des individus d’agir intentionnellement sur leurs mondes. Ici, elle permet de mettre en avant comment les Polynésiens et les Polynésiennes – les travailleurs du CEP ou les riverain.es des sites nucléaires par exemple – ont vécu, se sont adapté.es et ont résisté aux impacts socio-culturels de la colonisation et de l’implantation du CEP. C’est un concept très présent dans les sciences sociales et humaines d’aujourd’hui mais aussi dans des domaines comme le développement et la coopération internationale. Sa définition et son utilisation font débat, tout comme sa traduction en français. Il reste néanmoins un concept utile afin de mieux prendre en compte le rôle et les perspectives d’acteurs, d’actrices et de groupes sociaux traditionnellement invisibilisé.es.

Cette notice propose un bref survol des origines philosophiques du concept et de son utilisation dans les sciences sociales et humaines récentes puis offre une réflexion générale sur son utilité pour l’écriture de l’histoire du CEP et de ses héritages.

Son utilisation en sciences sociales et humaines

Le concept d’agency est défini d’une manière générale comme la « capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement. »[1]. On l’associe souvent aux notions de volonté, d’intentionnalité, d’initiative, de liberté, de voix, de marge de manœuvre ou encore de participation et de résistance. Sa traduction en français est complexe et ne fait pas toujours consensus, notamment parce qu’il peut désigner « les notions de ‘capacité d’action’ et cette ‘action’ elle-même » ainsi que « l’intentionnalité de l’acteur ou de l’actrice [2]. » Agency est fréquemment traduit par « agentivité » (terme privilégié dans le contexte de cette notice) et « capacité d’agir » (Cynthia Krauss, traductrice de Judith Butler) mais aussi par « puissance d’agir » (Charlotte Nordmann, elle aussi traductrice de Butler) ou encore « agence » (Christine Delphy, sociologue et pionnière des études de genre en France)[3].

L’agentivité comme concept a des origines et des manifestations multiples qu’il ne s’agit pas ici de présenter de manière exhaustive[4]. La majorité des philosophies classiques et médiévales se sont emparées de la question du choix et du libre arbitre mais la généalogie du concept est souvent rattachée à différents penseurs des Lumières, John Locke et Emmanuel Kant notamment ou encore Samuel Clarke qui est parfois considéré comme le premier à avoir utilisé le terme « dans son sens philosophique moderne[5]. » Les sociologies de Max Weber et d’Émile Durkheim sont fréquemment mises en avant, tout comme celles, plus récentes, de Pierre Bourdieu ou encore d’Anthony Giddens.

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L’agentivité est centrale chez celles et ceux qui, dans la deuxième moitié du XXe siècle et à la suite d’Antonio Gramsci, ont cherché à penser la subalternité. Elle se fait ici souvent l’expression d’une volonté générale de considérer comme sujet à part entière tout un ensemble d’acteurs et d’actrices longtemps marginalisé.es. Le concept a ainsi implicitement accompagné les développements de l’histoire ouvrière, comme les travaux d’E.P. Thomson sur la classe ouvrière en Angleterre, de l’histoire des femmes, on pense à Joan Scott ou Michèle Perrot. L’agentivité est essentielle à l’ambition des études subalternes d’écrire une histoire par le bas de l’Inde et de l’Asie du Sud et peut même être considérée comme constitutive des études sur les réfugiés ou sur les enfants [6]. Elle est enfin centrale dans les études de genre, l’œuvre de Judith Butler ayant grandement contribué à populariser le terme et étant souvent considérée comme sa conceptualisation la plus aboutie [7].

L’agentivité, qu’elle soit individuelle ou collective, est façonnée par un ensemble de dispositifs, réseaux et rapports de pouvoir. Elle ne peut donc être pensée comme seule propriété personnelle d’un sujet mais comme existant au sein de structures dont la primauté fait débat. Ses degrés et modes d’expression varient en fonction des contextes. On parle ainsi d’agentivité « fracturée », de « thick » et « thin agency » ou d’ « espace des possibles » pour exprimer cette variation dans la marge de manœuvre et les options disponibles [8]. Il en est de même pour le sentiment d’agentivité qui l’accompagne, c’est-à-dire sentir plus ou moins que l’on contrôle ses actions et leurs conséquences et que l’on est la cause d’un changement dans le monde extérieur [9].

Son utilisation et sa définition sont néanmoins contestées. La dimension néolibérale qui peut lui être sous-jacente est souvent dénoncée. Depuis les années 1980, cette conception de l’agentivité qui tient l’individu pour responsable de ses propres réussites et échecs vient parfois justifier, au côté de termes comme resilience ou empowerment, l’orientation de politiques publiques dans les démocraties libérales occidentales mais aussi de développement et de coopération internationale dans le Sud global [10]. S’il est essentiel d’en reconnaitre le flou et les limites conceptuelles, l’agentivité n’en reste pas moins l’expression d’une volonté de pleinement considérer comme sujets des individus et des groupes qui ont été longtemps invisibilisés ou réduits aux rapports de dominations qui s’exercent sur eux.

 

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Agentivité polynésienne et CEP

C’est le cas pour le CEP et ses héritages dont l’histoire ne peut s’écrire sans mettre en avant comment les Polynésiens et Polynésiennes ont vécu, se sont adapté.es et ont résisté aux impacts socio-culturels qui ont accompagné son implantation. Une telle approche s’ancre dans une historiographie qui, tout en affirmant la violence et l’asymétrie des situations de colonisation, souhaite pleinement considérer la capacité d’agir du sujet colonial, notamment dans ses manifestations plus subtiles et quotidiennes. Elle participe plus précisément d’une volonté de repenser les imaginaires du « premier contact » entre Européen.es et Indigènes et de la « conversion brutale » qu’il entraine au-delà de dichotomies qui opposent collaboration et résistance, adhésion et refus, passivité et organisation politique [11].

Le concept d’agentivité sert ici surtout de correctif aux deux lectures qui ont jusqu’à aujourd’hui dominé la production de savoirs et, dans une certaine mesure, les mémoires autour du CEP : d’une part une littérature qui se limite à la célébration du CEP comme réussite technique et humaine, en exagère l’importance dans l’histoire de la Polynésie et invisibilise toute perspective non-occidentale ; d’autre part, un ensemble de travaux plus récents qui se concentrent sur la dénonciation, certes nécessaire, des conséquences négatives du CEP mais qui tendent parfois à réduire les populations locales à un statut de victimes passives [12]. Il s’agit donc de dépasser la seule grille de lecture adhésion/refus du CEP pour saisir les formes multiples d’agentivité des Polynésiens et Polynésiennes.

Cette agentivité peut être frontale et explicitement politique, comme c’est le cas de l’activisme de John Teariki qui rappelle, au-delà des mensonges d’État, les luttes précoces contre les dissimulations, ou celui d’Henri Hiro et son mouvement de renaissance culturelle tahitienne [13]. Elle peut être quotidienne, nuancée et donc beaucoup plus difficile à saisir. Les travailleurs polynésiens du CEP se mobilisent ainsi pour améliorer leurs conditions de travail et importent un système de références et des pratiques, des manières de faire qui leur sont propres. Cela se retrouve par exemple dans la pêche et la consommation de poisson dont la revendication est une forme d’expression d’une véritable « agentivité environnementale », d’un refus d’une rupture avec la nature [14]. Certains des parcours de ces travailleurs rappellent d’ailleurs que l’emploi nucléaire n’est pas une « fin en soi » et a pu s’arrêter après un voyage, une rencontre amoureuse ou un projet immobilier. C’est par exemple le cas de Joseph Kautai (voir photo) qui, alors qu’il participe à un tournoi de football organisé par le CEP sur son île natale de Nuku Hiva, rencontre sa future femme et décide de ne pas repartir [15]. Ce sont aussi les habitant.es de Tureia, et plus largement les riverain.es des sites d’essai, qui cherchent à poser des conditions à leur évacuation et mobilisent une conscience précise des périls auxquels ils.elles font face, mettant en lumière l’adaptation des populations océaniennes au processus d’urbanisation de la deuxième moitié du XXe siècle [16]. Cet ensemble de pratiques est un rappel nécessaire que « composer avec le système peut constituer une manière de le transformer [17]

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L’ambition de faire droit à l’agentivité de tous les acteurs et actrices qui font le CEP, sans la romantiser, se retrouve face à un important défi de sources. Elle ne peut se réaliser sans l’histoire orale qui est évidemment essentielle à la valorisation de perspectives longtemps ignorées et les campagnes de recueil de témoignages comme celle du programme de recherche « Histoire et mémoires du CEP » (2019-2021) puis du SOSI. Pour paraphraser Ann Stoler, cette ambition oblige aussi à une lecture entre les lignes des archives régaliennes qui, au détour d’incompréhensions et de quiproquo, laissent à voir une diversité d’expériences, d’expressions et de modes d’action [18]. Une telle approche est centrale au renouvellement de l’histoire et de la mémoire du CEP. Elle est indispensable à l’injonction d’aller vers une histoire enfin écrite par les Polynésiens et les Polynésiennes [19].

  • L’équipe de football de Moruroa à Nuku Hiva (dont Joseph Kautai, debout tout à gauche), 1982, archive privée d’Ida Kautai.

  • Bibliographie

    • Annie Jézégou, « Agentivité », dans Anne Jorro (dir.), Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, De Boeck Supérieur, 2022.
    • Renaud Meltz et Alexis Vrignon, « Polynesian Agency and the Establishment of the French Centre for Pacific Tests », The Journal of Pacific History, vol. 58, n° 4, 2023.
    • Florence Mury et Renaud Meltz, « Un 2e contact pour qui ? Entre travail et risque sanitaire, résoudre l’équation mémorielle du CEP » dans Renaud Meltz, Benjamin Furst et Alexis Vrignon (dir.), Un Deuxième contact ? Histoire et mémoires du Centre d’expérimentation du Pacifique, Faʻaʻā, Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, 2025, p. 255-272.
    • Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
    • Manatea Taiarui et Clémence Maillochon, « Les réseaux de John Teariki : entre militantisme antinucléaire et nationalisme anticolonial en Polynésie française (1963-1983) » Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 20, n° 1, 2025, p. 91-111.