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« Pour avoir préféré le mensonge à la vérité, nous nous sommes trouvés pris dans une situation inextricable ». L’amiral Pierre Lacoste regrette dans ses mémoires d’ancien patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) la stratégie retenue dans l’affaire du Rainbow Warrior. Le sabotage du navire de l’ONG antinucléaire Greenpeace, le 10 juillet 1985, à la veille d’une campagne d’essais nucléaires dans le Pacifique, est-il imputable aux services spéciaux français ? Le gouvernement dément [1]. C’est le plus retentissant mensonge d’État depuis l’Affaire Dreyfus. Cette fois, il ne s’agit pas d’une affaire franco-française. L’opération a causé la mort d’un Néerlandais en Nouvelle-Zélande. En comprenant que la France est impliquée le premier ministre néo-zélandais travailliste David Lange, s’émeut d’un « acte de terrorisme international soutenu par un État ». C’est le premier acte terroriste dans l’histoire de son pays, visé alors même qu’il a fait campagne contre les essais nucléaires français. Les indices qui s’accumulent et l’arrestation de deux agents français, les faux époux Turenge, conduisent le gouvernement de Laurent Fabius à admettre l’implication de ses services. Mais il assure qu’il n’était pas au courant et moins encore le président François Mitterrand, ce qui constitue un mensonge au deuxième degré.
Une opération clandestine terroriste au nom des enjeux « vitaux » du nucléaire
« Je ne peux pas faire lire cela au président ». C’est par ces mots que Charles Hernu, le ministre de la Défense, refuse de remettre à François Mitterrand le rapport tapuscrit que l’amiral Lacoste a rédigé quelques jours après l’explosion qui a coulé le Rainbow Warrior. Lacoste a tapé en un seul exemplaire, sur la machine à écrire de la DGSE, le récit de la mission de ses agents en Nouvelle-Zélande. Ou plutôt son fiasco. Il n’a rien caché du processus de décision qui a mobilisé le service action pour neutraliser l’ONG. Alors Lacoste se remet au travail. Hernu est clair : il ne faut pas évoquer son rendez-vous en tête à tête avec le président, quelques semaines plus tôt.
Le 15 mai 1985, Mitterrand a « confirmé l’importance qu’il attachait à la poursuite des essais nucléaires » et validé le principe d’une opération secrète. Mitterrand sanctionne le choix de son ministre de la Défense d’envoyer un signal fort à Greenpeace, afin de mettre un terme à ses campagnes contre le Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP). La DGSE avait déjà proposé un scenario de sabotage à la fin des années 1960 [2]. Pierre Messmer avait refusé. Mais Greenpeace n’existait pas encore et l’activisme militant contre les installations nucléaires a changé d’échelle. C’est en 1972 que l’ONG, fondée l’année précédente au Canada pour s’opposer aux essais nucléaires américains dans l’Alaska, a envoyé un premier navire dans la zone interdite autour de Moruroa. Le Vega avait été intercepté et son skipper, le canadien David McTaggart (1932-2001) et appréhendé sans faire de vague. Mais l’année suivante, la médiatisation des opérations, autrement violentes, avait créé une émotion internationale et un antagonisme durable entre l’ONG et la marine française [3]. En 1973, Messmer n’était plus ministre de la défense mais Premier ministre et il avait fallu l’opposition personnelle du ministre des Territoires d’Outre-mer, Bernard Stasi, pour empêcher le sabotage du Fri, un navire de Greenpeace comptant à son bord un Compagnon de la Libération devenu anti-militariste (général Jacques Pâris de Bollardière), un philosophe spécialiste de Gandhi (le pasteur Gilbert Nicolas), un prêtre apôtre de la non-violence (Jean Toulat), et un pionnier de l’écologie politique (Brice Lalonde).
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Hernu, devenu le ministre de la Défense dès le début du premier mandat de François Mitterand, en guise de récompense au ralliement qu’il a su opérer des socialistes à la force de frappe, préalable nécessaire à l’obtention du pouvoir, est convaincu que Greenpeace est manipulé par l’URSS. Dans un ouvrage paru en 2025, le journaliste Hervé Gattegno produit des notes de la DGSE qui vont dans ce sens, sans documenter leur provenance [4]. Selon Lacoste, au nom de ces accointances, Hernu assimile les menées de Greenpeace à celle d’un pays ennemi. Il en tire une curieuse conclusion, qui rejoint paradoxalement le ressenti de vétérans du CEP qui considèrent avoir participé d’une certaine façon à une opération extérieure en servant en Polynésie : « On veut nous faire la guerre, nous sommes en guerre, il ne faut pas avoir de scrupules sur des sujets aussi vitaux, j’en assume complètement la responsabilité !… » » [5]. Ce sentiment est renforcé par les informations qu’il reçoit de l’amiral Henri Fages, le directeur des centres d’expérimentations nucléaires DirCEN qui lui fait visiter les installations du CEP en en novembre 1984. Une note de la DGSE, produite quelques jours plus tard, alerte sur une opération en préparation de Greenpeace qui, pour la première fois, impliquerait un militantisme local : la zone interdite serait violée par des « canots pneumatiques rapides pilotés par des militants indépendantistes polynésiens »[6].
Dès mars 1985, Hernu demande à son directeur de cabinet, Patrick Careil de préparer l’opération. L’idée est de mener une action brutale, signée sans être attribuable, pour intimider l’ONG. Hernu, arriviste un rien mythomane (agent de la propagande de Vichy interné à la libération pour Collaboration, il aime évoquer son passé de résistant…), ne déteste pas l’idée d’y gagner une petite légende à la tête d’un ministère de la Défense où il a déjà gagné une rare popularité auprès des militaires et de l’opinion. Las, l’opération est un désastre.
Le ratage d’une opération surdimensionnée pour des raisons politiques (juillet 1985)
L’opération s’organise dans la précipitation. Greenpeace a changé ses plans : son navire amiral quitte Rotterdam, où la DGSE pouvait agir non loin de ses bases, pour Auckland, ce qui oblige à une reconnaissance rapide des lieux. L’infiltration réussie de l’équipage par la lieutenant Christine Cabon, sous le nom de Frédérique Bonlieu, offre toute l’information nécessaire et les moyens d’agir pour un sabotage doux, comme la DGSE y est habitué. Des calamités subtiles s’abattent depuis des années sur la flotte de Greenpeace : pannes, casse de matériel, épidémies, autant de maux infligés par les agents français qui glissent du sucre dans le réservoir d’essence, de la poudre d’émeri dans les moteurs ou intoxiquent les repas de l’équipage [7].
Le choix est fait, contre l’avis des agents, de détruire le bateau, ce qui est une façon de signer l’opération et d’envoyer un signal politique à Greenpeace. Plusieurs scenarios sont envisagés, une fois exclue une attaque en haute mer, la plus discrète mais aussi la plus certainement létale. On retient le principe de deux charges pour faire couler le bateau après une première explosion en guise de coupe de semonce. Une trentaine d’agents sont mobilisés : des nageurs de combat pour poser les deux mines sur le bateau dans le port d’Auckland, les faux époux Turenge, dotés de faux passeports suisses, qui pilotent l’opération et doivent faire disparaître le matériel apporté par une troisième équipe. Ces agents, drôles de touristes, louent un voilier à Nouméa, L’Ouvéa pour une drôle de croisière dans le Pacifique sud en plein hiver austral. Ils convoient zodiac, appareils de plongée et explosifs aux nageurs de combat, qui fixent avec succès deux charges sur l’arbre de l’hélice et la quille le 10 juillet 1985. La première détonation qui détruit la ligne d’arbre provoque comme prévu l’évacuation du Rainbow Warrior. Le photographe de Greenpeace, Fernando Pereira, soupçonné par la DGSE d’être manipulé par le KGB, voire un agent, remonte à bord pour récupérer son matériel. La deuxième explosion, qui doit couler le navire, lui est fatale.
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La police néo-zélandaise enquête sur un homicide. Les premiers suspects sont bientôt interrogés : les faux époux Turenge se sont fait repérer. Après avoir récupéré le matériel des nageurs de combat, ils viennent très honnêtement rendre à l’agence de location le camping-car qu’ils ont utilisé pour leur opération. Manque de chance, les gardiens du port ont noté la plaque d’immatriculation de ces drôles de touristes. Interrogés par la police néo-zélandaise, les agents appellent la DGSE à un numéro enregistré comme relevant du ministère de la Défense.
Comment assumer ce fiasco devant l’opinion française, et même mondiale, puisque l’affaire fait les gros titres dans la presse internationale ? Lacoste se remet au travail. Hernu lui demande de rédiger « un compte rendu manuscrit en deux parties ». La première, « avouable », servira de fable devant la presse. La seconde « donnant l’exposé réel des événements », doit être « résumée ». Il faut rendre des comptes mais Hernu n’est pas disposé à reconnaître sa responsabilité dans l’affaire. Quitte à s’enferrer dans le mensonge, il entend segmenter la réalité en admettant une opération de renseignement, sans assumer l’acte de sabotage.
Le rapport Tricot : l’État fait mentir de bonne foi son commis
Au plus haut de l’État, on accepte cette stratégie du mensonge pour couvrir l’action clandestine en dépit des progrès de l’enquête néo-zélandaise. Suivant le vœu de François Mitterrand, Laurent Fabius créé « une enquête administrative indépendante ». Il la confie le 8 août à Bernard Tricot, conseiller d’État à la retraite, au cursus impeccable et à la réputation sans tâche. Le 25 août, l’ancien secrétaire général de l’Élysée sous de Gaulle remet son rapport. Fabius espère éteindre le feu médiatique : « M. Tricot estime que, si des services français ont effectivement procédé à une mission de surveillance en liaison avec les expériences nucléaires de la France dans le Pacifique, en revanche, sa conviction est que, ni les personnes inculpées en Nouvelle-Zélande ni l’équipage de l’Ouvéa n’ont procédé à l’attentat contre le Rainbow-Warrior, pour lequel ils n’ont reçu aucune mission ». C’est au mot près exact, mais cela occulte l’action d’une autre équipe, celle des nageurs de combat. Devant la presse, Fabius reprend à son compte « la thèse immédiatement avancée par la DGSE » : ses agents étaient en mission de renseignement et ne sont pas impliqués dans le sabotage.
Fabius est-il dupe mensonge que profère innocemment Tricot ? Il connaît l’existence de l’opération qu’il a financée avec les fonds secrets de Matignon. A-t-il été informé du détail ? Il accrédite en tout cas la version du ministre de la Défense. Dépité, Lacoste assiste à ce qu’il appelle « la stratégie du mensonge ». Il n’espère aucune issue des fuites organisées dans la presse et des fausses informations qui saturent l’espace informationnel de thèses contradictoires et embrouillés. Le Canard enchaîné, perplexe, rend compte de la thèse d’une initiative non autorisée de la DirCEN. Les militaires, inquiets de la prochaine campagne de Greenpeace, auraient sollicité les nageurs de combats de la DGSE et pris solitairement l’initiative du sabotage. Un autre contre-feu, plus audacieux, que le Canard relaie sans l’accréditer, charge la perfide Albion. Les équipes françaises se seraient faites doubler « par des agents étrangers, très probablement britanniques, dans le but de porter atteinte aux « intérêts français » dans le Pacifique sud ».
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Un mensonge d’État instrumentalisé et banalisé qui n’affecte pas la politique nucléaire française
Ce brouillage informationnel, amplifié par des fuites venant d’un membre de la DGSE, s’échoue sur les progrès de la police néo-zélandaise que Pierre Joxe ne ralentit pas. Puisqu’on lui sert la fable d’agents qui se sont affranchis des instructions de Hernu, le ministre de l’Intérieur, qui ne le porte pas dans son cœur, donne suite aux mandats d’arrêts internationaux. Les révélations s’accumulent et mettent à mal la version de Hernu. Quoiqu’il continue à nier qu’une équipe du service action ait pu saboter le Rainbow Warrior, ses collègues commencent à réclamer que le fusible saute pour sauver le gouvernement. Le 18 septembre, fort d’une source au sein de la Police judiciaire, Edwy Plenel révèle dans Le Monde l’existence d’une troisième équipe [8]. Le 19 septembre, l’éditorial du Monde prononce l’expression fatidique : « À partir de l’idée qu’il pourrait y avoir mensonge d’État, l’opposition argumente directement contre le chef de l’État lui-même ». Fabius sacrifie l’amiral Lacoste et pousse à la démission son ministre de la Défense. Le 20 septembre François Mitterrand le remercie et salue son départ sur un plan plus affectif que politique : « A l’heure de l’épreuve, je suis, comme toujours, votre ami » [9]. Dans la foulée, Fabius admet devant les caméras que « ce sont des agents de la DGSE qui ont coulé » le navire amiral de Greenpeace et qu’ils ont agi sur ordre ». Il ajoute : « cette vérité a été cachée au conseiller d’État Tricot ». « La vérité est cruelle », conclut-il, « mais il importe qu’elle soit clairement et totalement établie » [10].
Quelle menace représentait Greenpeace pour le programme nucléaire français ? Capable de soutenir les petits voiliers protestataires et de maintenir un contact radio avec le monde extérieur en diffusant des images aux agences de presse, le Rainbow Warrior devait-il être détruit ? Hernu a justifié l’opération par la logique de guerre qui suspend les principes démocratiques, alors que la coque renforcée du navire amiral de l’ONG ne permettait pas de la détruire. C’est la phrase clef du rapport que Lacoste a rédigé pour lui-même : « On veut nous faire la guerre, nous sommes en guerre ». Pourtant, ni l’ONG pacifiste, fut-elle instrumentalisée par une puissance ennemie comme l’URSS (ce que suppose la DGSE [11]), ni la Nouvelle-Zélande, démocratie libérale s’il en est, ne faisaient la guerre à la France. Mais l’agressivité de Hernu révèle une représentation courante : les essais nucléaires dans le Pacifique s’apparentaient pour les militaires à une opération qui touche à la défense du cœur de la souveraineté française, en dépit de l’éloignement. Situé à 16 000km de Paris, le CEP mobilisé des moyens considérables : la moitié du tonnage de la marine française pendant les premières campagnes, pour sécuriser la zone, et plus de 100 000 militaires entre 1966 et 1996. Les essais ont permis à la France de posséder la bombe H et de rendre sa force de frappe, dissuasive. Dans l’esprit de Hernu, l’un des principaux artisans de la conversion du PS à la dissuasion nucléaire, les opérations au CEP s’apparentaient à une opération militaire, et répond à des inquiétudes croissantes des militaires sur place. Du reste, après le scandale, Mitterrand maintient le même niveau de sécurité. Il « réitère l’ordre donnée aux Armées d’interdire, au besoin par la force, toute entrée non autorisée dans les eaux territoriales françaises et l’espace aérien français des atolls polynésiens de Mururoa [sic] et de Fangataufa » [12]. Et il se rend à Moruroa le 13 septembre, au grand dam de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie ou des Fidji, pour marquer la continuité du CEP [13].
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Le choix du mensonge pour couvrir le ratage sape la confiance des citoyens dans leurs gouvernements et ne s’avère pas payant à terme. Greenpeace a bénéficié d’un vaste élan de sympathie dans le monde et l’image de la France s’est dégradée pour longtemps dans le Pacifique. Certes, l’opinion française fait corps, comme souvent lorsque l’image de la nation est attaquée à l’étranger, d’autant que le soupçon d’une manipulation étrangère demeure. Le successeur de Lacoste, le général René Imbot, a vite convoqué la presse pour évoquer une « opération maligne de déstabilisation » voire « de destruction des services secrets français ». La thèse d’une mission parallèle britannique est encore évoquée en 2007 par un membre de l’équipe, le médecin Xavier Maniguet [14]. L’adhésion à la dissuasion ne faiblit pas et augmente au contraire, dans les années suivantes, la part des sondés acceptant le principe des essais s’élevant à 60% en septembre 1985 [15]. En Polynésie, une partie de la population de Tureia s’embarquera sur un navire de Greenpeace en 1995, pour protester contre la reprise des essais, mais l’association ne mobilise pas les foules sur place tout en faisant partie du paysage du CEP. Ainsi il n’est pas rare que d’anciens travailleurs racontent des anecdotes sur l’arraisonnement des navires de l’ONG ou posent devant des photos de ces bâtiments, à l’exemple de ce mur de souvenirs de Moruroa, où trône plusieurs photos du navire amiral de la flotte :

Un ensemble de photos souvenirs chez un ancien travailleur du CEP, marquisien, à Nuku Hiva, où figurent en bonne place des clichés des bateaux de Greenpeace
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Les Français ne font pas assez grief à Mitterrand du mensonge d’État pour le priver d’une majorité à l’élection présidentielle de 1988 – le souvenir du scandale s’étant déjà estompé. Si la droite accable l’incompétence du gouvernement, elle ne remet pas en cause l’action de la DGSE et fait bloc autour de l’honneur national. Quelques jours après la démission de Hernu, Messmer déclare à la presse : « Je ne souhaite pas que le débat se prolonge indéfiniment, car cette affaire a humilié la France, et, comme tous les Français, j’ai horreur que mon pays soit humilié. Ce que je ne pardonnerai pas à ce gouvernement, c’est d’avoir été à l’origine de cette humiliation » [16]. Aussi bien, la commission d’enquête parlementaire souhaitée par Fabius devant les caméras, le 20 septembre 1985, ne verra jamais pas le jour…
Une lecture moins pessimiste de l’affaire consiste à noter qu’elle constitue sinon l’origine, du moins un nouvel élan pour la presse d’investigation qui a gagné ses lettres de noblesses dans l’affaire…

