Skip to content
Menu

DOI :

Dernière mise à jour le 28/01/2025
  • Introduit au début des années 2000 dans le champ des sciences humaines par la sociologue Gabrielle Hecht, le concept de nucléarité renvoie au processus de catégorisation d’un objet, d’un lieu ou d’une action au monde du nucléaire, séparé de celui du conventionnel, lui appliquant un ensemble de normes sociales et juridiques distinctes. Il permet de faire la différence avec la « radioactivité », un phénomène physique, avec lequel il ne se recoupe pas toujours. La nucléarité est contingente, fluctuante dans le temps et l’espace et produite dans les frictions entre acteurs.

Sommaire

Mots-clefs

Noms propres : Gabrielle Hecht

Autrices / Auteurs

Teva Meyer
Teva Meyer
Comité de rédaction

Page 1

Le 28 octobre 2016, le Nukuhau, un caboteur de 30 mètres de long, s’amarre dans le port de Rikitea après une traversée d’une semaine depuis l’atoll de Hao. À bord, 118 mètres cubes de gravats achetés par la municipalité afin de réparer la route de ceinture de l’île attendent d’être déchargés. Pour Rikitea, ces gravats sont une aubaine financière. La commune ne dispose pas de concasseur et est forcée d’importer ces matériaux de construction depuis Tahiti. Mais sur les quais, des militants s’amassent avec l’intention d’empêcher la transaction. Car le passé de Hao colle à ces matières. Bien qu’ils ne présentent aucune trace de radioactivité artificielle, les gravats sont refusés au titre de l’ancienne place centrale de l’atoll dans le dispositif militaro-industriel du CEP, base arrière des essais. Ces matières ne sont pas « radioactives », mais elles demeurent bien « nucléaires ».

Le tournant critique des humanités nucléaires

La recherche en sciences humaines et sociales a été internalisée par les acteurs privés comme publics de l’industrie nucléaire dès le début des années 1970, en France comme en Amérique du Nord. L’objectif était alors d’abord normatif et visait à comprendre l’essor du mouvement antinucléaire. Cette imbrication souleva rapidement des questions quant à la neutralité, voire l’instrumentalisation, de la recherche, menant à des travaux plus inspirés des théories critiques alors en développement dans les sciences humaines. Au cœur de ce renouveau, une chercheuse – Gabrielle Hecht – et un concept – la nucléarité – ont rapidement pris une place centrale, au point de devenir les éléments fédérateurs des humanités nucléaires.

Gabrielle Hecht est de ce profil de chercheur commun aux États-Unis, mais plus rare en Europe : diplômée en physique du Massachusetts Institute of Technology, elle se tourne vers l’histoire et la sociologie des sciences et dédit sa thèse de doctorat en 1992 aux dimensions politiques des choix technologiques lors du lancement du programme nucléaire civil français. De l’expérience française, Gabrielle Hecht tire le fil jusqu’en Afrique et son industrie uranifère, puisant dans le développement théorique des études postcoloniales et féministes. Ces travaux se fixent sur le Gabon et sur Madagascar, dont elle compare l’histoire de l’extraction d’uranium par la France. D’une série de séminaires donnés entre les universités de Stanford, du Michigan, d’Amsterdam et du Québec, elle tire en 2002 un article « Rupture-talk in the Nuclear Age: Conjugating Colonial Power in Africa », publié dans le journal Social Studies of Science, dans lequel elle introduit, pour la première fois, le terme de « nucléarité ».

Page 2

La nucléarité comme catégorie de description du monde

La nucléarité est un concept, c’est-à-dire une catégorie abstraite permettant aux chercheurs de classer, de catégoriser, des situations afin de comprendre les mécanismes qui les construisent. En ce sens, la nucléarité est un terme qui vise à décrire le fait qu’un objet, un lieu, une matière ou une action soient considérés par certains acteurs comme faisant partie du monde nucléaire et, en miroir, n’appartenant plus à celui du conventionnel. Concrètement, être nucléaire, c’est se voir appliquer un ensemble de normes, qu’elles soient sociales et fluides ou bien juridiques et coercitives, spécifiques, différentes de celles qui régissent le monde conventionnel. Les choses nucléaires sont donc marquées du sceau de la différence, altérisées, et traitées comme telles.

La force de ce concept est d’introduire une distinction entre « radioactif » et « nucléaire ». Dans ses travaux, Gabrielle Hecht montre que deux pratiques similaires, l’extraction de l’uranium par des populations colonisées, exposées aux mêmes risques de contamination radioactive, donnaient lieu à des mesures sanitaires différentes entre les mines françaises au Gabon et celles à Madagascar. Si dans le premier cas le travail des mineurs était reconnu comme nucléaire, fournissant les outils et le cadre de protection face aux radiations, à Madagascar l’extraction de l’uranium n’était pas traitée différemment de celle d’une autre matière. Radioactivité et nucléarité ne se recouvrent donc pas. La première est un phénomène physique qui décrit la propension de certains noyaux atomiques instables à se désintégrer de manière spontanée pour former d’autres atomes en émettant des rayonnements. La seconde est un phénomène social, ni mesurable, ni quantifiable. Ainsi, une matière non-radioactive peut être nucléaire. C’est le cas des gravats de Hao vendus à Rikitea. Bien que dépourvues de radioactivité artificielle, les matières restent perçues comme nucléaires par les militants et dénoncées comme telles. Cette catégorisation contraint le traitement de ces gravats, puisqu’ils ne seront finalement pas utilisés par la municipalité.

On peut, sommairement, diviser la nucléarité en deux sous-catégories : la nucléarité administrative et la nucléarité sociale. La première renvoie à la reconnaissance administrative et légale du caractère nucléaire d’un lieu, d’une action ou d’une matière, par une autorité qui lui applique un droit spécifique et est en charge d’en assurer l’application. La seconde relève du traitement différent d’un lieu, d’une action ou d’une matière, par des acteurs, qui interagissent autrement avec elle en fonction de leur caractère nucléaire perçu. En conséquence, la nucléarité émerge toujours des pratiques. Une chose devient nucléaire car on la considère et la traite comme telle, de manière répétée. Corollaire, la nucléarité ne doit pas être vue comme une catégorie binaire, mais plutôt comme une gradation. La nucléarité sociale de Hao est évidemment moins forte que celle de Moruroa.

La nucléarité est un processus contingent, qui émerge des frictions entre acteurs

Aux racines de la nucléarité réside ce que Gabrielle Hecht nomme l’exceptionnalisme nucléaire. Si les choses nucléaires doivent être traitées séparément, c’est qu’elles seraient radicalement et « fondamentalement différentes de toute autre création humaine ». Cette représentation repose évidemment sur des réalités matérielles. D’abord, l’énergie libérée par l’utilisation militaire ou civile de la radioactivité est sans commune mesure avec celle rendue disponible par les technologies précédentes. Ensuite, comme théorisée par le philosophe Michel Serre, le nucléaire constitue un « objet-monde » par excellence, dont les échelles temporelles et spatiales égalent celles de la

Page 3

La planète. Ainsi, le plutonium 239 présent dans les laves formées par les essais et piégées dans le sous-sol profond de Moruroa a une demi-vie (le temps nécessaire pour que la moitié des noyaux de plutonium se désintègrent naturellement) de 24 000 années. Mais l’exceptionnalisme nucléaire est tout autant une production sociale. Elle se nourrit de la fétichisation de l’arme nucléaire comme élément discriminant entre nations. Elle est reproduite par les groupes militants qui cadrent rhétoriquement le nucléaire comme la principale menace pesant sur l’humanité. Elle foisonne grâce aux volumes de financements bien plus importants dont bénéficient les chercheurs et ingénieurs travaillant sur le nucléaire plutôt que sur le conventionnel. Enfin, elle nous est performée, quotidiennement, au travers de la culture populaire, des séries, des films, des jeux vidéo, des bandes dessinées, qui constituent pour nombre d’entre nous l’unique contact avec le monde nucléaire et où l’atome est toujours un objet narratif central et extraordinaire.

La nucléarité, comme catégorie, n’est pas stable dans le temps et l’espace. Une chose considérée comme nucléaire en un endroit et un moment, légalement ou socialement, ne le sera pas forcément en un autre. Cette fluidité permet de réfléchir aux conditions de la nucléarité, alors saisie non pas comme un état fixe, mais comme un processus instable. Elle fluctue en fonction des contingences historiques et géographiques. Quatre éléments apparaissent centraux dans la production de la nucléarité.

Premièrement, la nucléarité est toujours relationnelle. Ce sont les négociations, les frictions, entre acteurs cherchant à nucléariser, ou non, une chose qui la produise. Les processus de nucléarisation dépendent donc des intérêts et des agendas stratégiques des acteurs, mais aussi des rapports de force entre eux. Pour que la nucléarité existe, il faut que des pratiques ou des discours nucléarisant réduisent aux silences et dominent les récits opposés. Simultanément, instituer la « nucléarité » d’une chose demande de construire des discours qui, en miroir, produisent des choses « conventionnelles », l’un ne pouvant exister sans l’autre. Ces récits s’appuient sur la production et la médiatisation de mesures environnementales qui doivent, scientifiquement, prouver et performer la limite entre ces deux mondes pour en justifier la séparation.

Deuxièmement, la nucléarité est processuelle. Elle ne se révèle que dans les opérations quotidiennes qui la performent et la répètent jusqu’à l’instituer. Ainsi, les manifestations contre l’achat des graviers de Hao à Rikitea renvoient l’atoll à sa nucléarité. Et les articles de presse qui s’en font l’écho répercutent et diffusent cette image.

Troisièmement, la nucléarité est multidimensionnelle. Ses facteurs dépendent des acteurs qui la produisent dans des contextes spatio-temporels particuliers. Enfin, réfléchir au processus de nucléarité oblige à questionner l’agentivité des acteurs locaux, c’est-à-dire leur capacité à agir en dépit d’un pouvoir contraignant. En effet, les recherches sur la nucléarité se sont mêlées avec celles autour du colonialisme nucléaire qui considèrent les processus de nucléarisation comme une catégorisation appliquée par des acteurs dominants afin de préserver leur autorité. Cependant, la nucléarité ne peut pas être comprise seulement comme un processus imposé par le haut. Elle est également coproduite par une multitude d’agents locaux motivés par leurs propres agendas stratégiques.

Utiliser le concept de nucléarité pour étudier des situations invite alors à faire une différence entre la réalité matérielle des choses et la manière dont elles sont socialement saisies et reproduites. La nucléarisation d’un lieu, d’une action, d’un objet, n’est pas toujours congruente avec son caractère physiquement radioactif. Cette séparation soulève alors la question centrale de la dénucléarisation. Si l’on sait démanteler un site nucléaire, si l’on maîtrise les techniques de remédiation environnementales qui permettent de le décontaminer et s’il existe des procédures juridiques pour déclasser une chose nucléaire et la basculer dans le droit conventionnel, lui retirer sa nucléarité sociale apparaît bien moins simple.

  • Bibliographie

    Gabrielle Hecht (2010), “The Power of Nuclear Things”, Technology and Culture, 51, 1, p. 1-30

    Gabrielle Hecht (2007), “A cosmogram for nuclear things”, Isis, 98, 1, p. 100-108

    Gabrielle Hecht (2006), “Nuclear Ontologies”, Constellations, 13, 3, p. 320-331

    Gabrielle Hecht (2002), “Rupture-Talk in the Nuclear Age: Conjugating Colonial Power in Africa”, Social studies of science, 32, 6, p. 691-727

    Gabriel Hecht (2012), Being nuclear: Africans and the global Uranium trade, MIT Press, 480 p.